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Le Grand @telier de Lisbonne
28 novembre 2011

LISBONNE, LE GRAND ATELIER

 Primitivos-rostos+logo_net

Lisbonne, le grand atelier

Joaquim Oliveira Caetano[2]

(Article publié en 2010dans le catalogue de l'exposition Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, traduit du portugais par Mireille Perche)

Ce qu’on appelle « peinture manuéline » semble faire irruption dans l’art portugais tant est profonde la rupture qu’elle semble instituer avec le langage du XVe siècle. Bien sûr, peu d’œuvres de cette période sont parvenues jusqu’à nous, mais rien dans celles-ci n’annonçait ce que nous observons au début du XVIe siècle. La raison principale de ce changement pourrait résider dans un goût intense pour l’art et surtout pour la peinture flamande, alors particulièrement brillante. La part des maîtres flamands dans cet apogée de la peinture portugaise fut importante. Les relations politiques et commerciales intenses entre les deux pays, déjà soutenues au XVe siècle, augmentèrent à mesure que le commerce d’outremer devenait plus important, surtout après la découverte de la « route du Cap ». On relève dès le XVe siècle des motifs qui peuvent avoir stimulé ce goût pour la peinture flamande, à commencer par les contacts évidents que pouvaient avoir avec elle les marchands, diplomates et artistes qui fréquentaient les cités des Flandres. En 1425, Jan Van Eyck se rend  au Portugal pour faire le portrait de la princesse Isabelle, future épouse de Philippe II le Bel. La duchesse de Bourgogne offre au monastère de Batalha, panthéon royal, un triptyque de Rogier van der Weyden, aujourd’hui disparu. Son neveu, le roi Alphonse V, a comme peintre un Flamand, Victor Visete, dont on ne sait pratiquement rien.

L’admiration pour l’art des Flandres se généralise au tournant du XVIe siècle ; on l’observe dans l’importation croissante de peintures, qui atteint parfois un niveau impressionnant, comme par exemple avec le retable de la cathédrale d’Évora, commandé à Bruges par Alphonse de Portugal, peu après 1495. Dans une lettre à son chapitre, en 1500, l’évêque de Viseu, D. Gonçalo Madureira, écrit qu’il n’a pas encore décidé s’il serait d’argent ou de bois, mais que « venant de Flandre il serait meilleur et moins cher ». En 1510, le roi Manuel lui-même, au sujet des œuvres qu’il a commandées au peintre flamand établi au Portugal, Francisco Henriques, dit qu’il les aime parce qu’elles « sont richement peintes […] comme on peint dans sa patrie d’origine », preuve évidente du goût royal, comme de sa connaissance de la peinture flamande. Certains des principaux peintres étaient alors flamands, tel Francisco Henriques, peintre du roi, et peintre préféré de Manuel Ier, Frei Carlos, moine hiéronymite qui travailla au couvent d’Espinheiro, près d’Évora, en 1517, et l’anonyme « Maître de Lourinhã ». Parmi les principaux peintres de l’entourage royal, quelqu’un comme Jorge Afonso, premier peintre de Manuel Ier, a dû bénéficier d’un apprentissage dans les Flandres. Les Portugais détenaient des privilèges dans ces deux villes flamandes, depuis le début du XVe siècle, de même que les Flamands au  Portugal. Mais ce n’est qu’en 1509 que Manuel Ier étendit les privilèges concédés aux Flamands de « Flandre, Hollande, Zélande et autres lieux de Bourgogne » qui souhaitaient s’établir au Portugal, indiquant expressément que ce privilège ne concernait pas seulement les marchands, comme il était d’usage, mais aussi les « maîtres », ce qui montre clairement non seulement un désir d’améliorer les relations commerciales, mais un intérêt puissant à capter la main d’œuvre spécialisée, particulièrement dans les professions artistiques.

Un grand nombre d’artistes flamands vinrent exercer leur activité : sculpteurs, menuisiers, orfèvres et joailliers, vitraillistes et ferronniers, peintres identifiés comme Francisco Henriques ou Frei Carlos, inconnus comme le dénommé « Maître de Lourinhã », ou à l’œuvre non identifiée comme Christophe d’Utrecht. En sens inverse, on connaît deux douzaines de noms de Portugais qui étaient allés apprendre la peinture à Anvers, ville où s’installa en 1509 le comptoir portugais, mais nous savons peu de chose des liens avec Bruges, où l’importante communauté portugaise avait son propre comptoir avant l’installation à Anvers. Malgré l’importance de Bruges, et d’œuvres telles que le Retable de la cathédrale d’Évora, qui y fut sans aucun doute commandé, c’est à partir de la création du comptoir d’Anvers que s’intensifie l’importance de la peinture flamande au Portugal. De fait, c’est à Anvers que se trouvent deux peintres (Simão et Eduardo) qui vont devenir des maîtres, le premier faisant son apprentissage dans l’atelier de Van der Weyden et le second chez Quentin Metsys. Des peintures de ces deux maîtres flamands existent au Portugal, Metsys étant certainement celui dont la réputation était la plus grande, à en juger par le nombre de ses œuvres qui se trouvent au Portugal, à commencer par le Retable de Notre Dame des Douleurs, venant du monastère de la Madre de Deus, qui doit dater d’environ 1510. Le feitor João Brandão, qui s’installe à Anvers en 1509, et y restera jusqu’en 1516, car il revint entre 1520 et 1526, semble avoir eu une certaine responsabilité dans ce goût pour l’importation de peintures de Flandres et, par ailleurs, pour la forme quasi industrielle avec laquelle de nombreux ateliers anversois organisaient le travail et le commerce de leurs produits, ce qui fait que les célèbres retables, plus ou moins standardisés, devenaient bon marché, évoluant ainsi vers un produit commercial très attractif, répandu dans toute l’Europe et aussi au Portugal. Au milieu du XVIe siècle, d’après Cristóvão de Oliveira, il y avait à Lisbonne dix-huit vendeurs de retables, vraisemblablement originaires de la production massive d’Anvers.

Il est cependant plus facile d’identifier cette grande transformation que constitue le virage vers une peinture sous influence flamande au début du XVIe siècle, que d’en distinguer tous les éléments constitutifs. Deux personnalités semblent avoir joué un grand rôle dans ce processus. L’une d’elles fut Francisco Henriques, peintre flamand que Manuel Ier choisit pour certaines de ses commandes les plus importantes, comme São Francisco de Évora, ou la cour d’appel de Lisbonne, et qui vint de Flandres avec plusieurs autres peintres. En outre, Henriques s’implanta  dans le milieu artistique portugais. Il épousa la sœur de Jorge Afonso, peintre du roi et examinateur des peintures du royaume, et accueillit dans son atelier des peintres comme Garcia Fernandes, qui travailla avec lui au Tribunal et prit sa suite, après la mort du Flamand, épousant en outre une de ses filles.

L’autre peintre important dans cette évolution est justement son beau-frère, Jorge Afonso. On connaît certains aspects de la carrière de Jorge Afonso, comme l’importance de son atelier et des liens qu’il avait tissés avec les artistes les plus notables du temps. La première référence date du 31 janvier 1504, moment où, déjà peintre, il acquiert une des maisons appartenant au couvent de São Domingos (pour la somme de 6 « vidas »). Il y avait là à l’époque des jardins et des maisons en ruine. À la mort de Jorge Afonso, en 1540 ou peu après, les maisons étaient devenues d’une relative importance, grande surface, dépendances, loggias et jardin avec vigne et orangeraie, ce qui indique l’aisance que le peintre avait acquise[3]. En 1508, il est nommé peintre du roi. La lettre dit que le roi sait que « Jorge Afonso est l’artisan compétent pour toutes les choses relatives à notre service » et dit qu’il est sûr que « dans toutes les choses dont nous le chargerons, il doit bien nous servir comme il l’a toujours fait ». Il est ainsi nommé « notre peintre » qui doit être « examinateur (examinador) et surveillant (veador) de tous les travaux de peinture que nous devrons payer, faites par d’autres artisans de son atelier, et dans toutes les choses qui doivent être évaluées, il le fera de notre part », le tout « tenant compte des services qu’il nous a rendus et de ceux qu’il nous rendra à l’avenir ». En échange de ces services, le peintre avait droit à dix mille réaux par an, payés directement par la Casa de la Mina, sans qu’aucune autorisation préalable ne soit nécessaire, en plus des faveurs, honneurs et libéralités dues aux artisans du roi[4]. Cette nomination n’est pas tout à fait ordinaire. Dans une période où les commandes royales se bousculaient, c’est une énorme responsabilité qui pesait sur le peintre, mais aussi un pouvoir incontestable, dont, comme nous le verrons, il profita. L’examen et l’évaluation des travaux royaux tendit à disparaître comme charge après Jorge Afonso. Garcia Fernandes la réclama en vain en 1540, rencontrant l’opposition du Fournisseur des travaux royaux, Pêro de Carvalho[5].

On connaît une des activités de Jorge Afonso dans cette charge, qui ne concerne pas particulièrement la peinture. En 1512, après la mort de Olivier de Gand, il est chargé de trouver des artisans pour procéder à l’évaluation de ce qu’avait réalisé l’entourage du sculpteur défunt, comme par exemple Fernão Munhoz qui avait pris part à la fabrication des stalles du Couvent du Christ de Tomar. En 1518, c’est lui qui, sur ordre de Bartolomeu de Paiva, est rédacteur avec Bartolomeu Fernandes du contrat pour les peintures du chœur de l’église de Santo António à Lisbonne, et qui atteste un an après que le travail est terminé. En 1519, il est présent à la signature du contrat pour la menuiserie du Retable de la Conception, de Lisbonne, qu’il est lui-même chargé de peindre. Le contrat est établi par Afonso Monteiro, de la Casa da Mina, et Afonso Gonçalves, frère de Jorge Afonso, dont le nom figurait aussi comme témoin au contrat précédent. Jorge Afonso signe, en 1521, à la demande de Bartolomeu de Paiva, la certification du travail fait et terminé par Afonso Gonçalves.

Vers 1519-1520, le même Bartolomeu de Paiva avait écrit une longue lettre au trésorier Afonso Monteiro, dans laquelle il parlait des mauvaises conditions dans lesquelles travaillaient les peintres au plafond du Tribunal suprême de Lisbonne, car il pleuvait dans les greniers ; il lui demande aussi de montrer à Jorge Afonso le Retable du Salvador de São Francisco, car l’ensemble devait être restauré et ce dernier devait « ordonner qu’il soit bien fait pour peu d’argent ». Le retable sera fait à nouveau, entre 1520 et 1525, par deux peintres très liés à Jorge Afonso, son gendre Gregório Lopes et Jorge Leal. On sait que le choix des peintres qui terminèrent le chantier du Tribunal, après la mort de Francisco Henriques (1518) passa également par Jorge Afonso, qui s’arrangea pour que Garcia Fernandes épouse une fille du défunt de manière à maintenir la continuité de l’atelier.

Toutes ces informations nous donnent une image assez précise de l’importance du peintre, distribuant les commandes dans l’entourage royal à des hommes à lui, avec qui il maintenait des relations professionnelles ou familiales, en collaboration directe avec le trésorier de la Casa da Mina e India, Afonso Monteiro, qui répartissait la subvention royale, et avec Bartolomeu de Paiva, précepteur de Jean III, et personnage-clé des travaux commandés par Manuel Ier ou son fils. Ce qui semble avoir eu une importance fondamentale dans la distribution des commandes et des charges à un ensemble d’artistes liés à Afonso (Gregório Lopes, Jorge Leal, Cristóvão de Figueiredo, Garcia Fernandes, Gaspar Vaz, etc.), à l’exception de presque tous ceux qui venaient derrière dans l’entourage royal, Afonso Gomes, Vicente Gil, Fernando Afonso, Gomes Fernandes, ou João de Espinosa, dont les documents attestent l’importance au tournant du XVe et du XVIe siècle : malgré leur titre de « peintre du roi », les commandes royales leur échappèrent au bénéfice de la triade dont nous avons parlé.

Les rapports directs de l’atelier de Jorge Afonso avec les nouveaux acteurs sont connus et aident à comprendre comment s’installe une nouvelle élite de maîtres peintres dans les premières décennies du XVe siècle. Jorge Afonso était beau-frère de Francisco Henriques, beau-père de Gregório Lopes, frère d’Afonso Gonçalves, apparenté à Marco Pires, João de Ruão et Pedro Anes, maître de Lopes, Garcia Fernandes, Pêro Vaz et Gaspar Vaz, et semble également lié à Jorge Leal et Vasco Fernandes, tous étant des noms importants dans la peinture, la sculpture, la menuiserie d’art, et l’architecture des années 20 et 30 du XVIe siècle.

Par ailleurs, nous savons qu’il cumula quelques charges rentables et prestigieuses, celle d’affineur de bleu (afinador de azul) des mines d’Aljustrel, ou un poste d’oficial de armas (officier d’armes) plus ou moins concomitant avec la réforme des offices de la noblesse entreprise par Manuel Ier après 1509. Jorge Afonso fut certainement Passavante (poursuivant d’armes), et ensuite Arauto (héraut) Malaca e Lisboa, peut-être même tardivement Rey de Armas (roi d’armes). Martin d’Albuquerque considère qu’en tant que Arauto Lisboa, il est l’auteur des plafonds du Palais de Sintra, avec Duarte de Armas, réalisation qui accompagnait précisément la régularisation et la rénovation des offices héraldiques. La charge était hautement prestigieuse, importante dans le cérémonial et la diplomatie, et fut occupée, dans les premières décennies du XVIe siècle, par divers artistes. On trouve la trace de sommes versées par la caisse royale à Jorge Afonso pour son habillement, ou le fourrage de son cheval, et il semble que ces fonctions l’ont beaucoup occupé dans la dernière partie de sa vie, au moins autant que son activité artistique.

Par ailleurs, c’est dans ce domaine que subsiste une inconfortable absence de certitude, car aucun document ne permet d’identifier de manière indiscutable l’œuvre de Jorge Afonso. Les trois grands ensembles de peinture qui lui sont traditionnellement attribués – les panneaux de la Rotonde du couvent du Christ de Tomar, le Retable de l’église de la Madre de Deus (MNAA), et le Retable du couvent de Jésus, de Setúbal, ne le sont que par défaut, en tant qu’œuvres fondamentales réalisées dans l’entourage royal, à l’époque de l’ascension de Jorge Afonso et, parce que  se différenciant des principaux peintres à l’œuvre reconnue, ont été attribuée au « présumé » Jorge Afonso. Une autre raison, plus convaincante, fondée sur une archéologie formelle, permet de repérer la profonde influence de ces trois ensembles sur la peinture postérieure, particulièrement celle de la décennie 1520, et qui marque profondément la manière de peindre, la composition et l’usage de certains modèles architectoniques de fonds, vêtements, tissus, etc. Si on relie ces aspects avec ce qu’on sait de l’influence exercée sur certains de ces maîtres par Jorge Afonso, et des liens entre les ateliers, malgré différents degrés dans les certitudes, l’hypothèse Jorge Afonso pour ces trois ensembles demeure la plus probable.

L’ensemble qui soulève le plus d’interrogations est celui de Tomar. Des douze peintures qui existaient encore au début du XIXe siècle, il n’en reste que quatre de complètes : La Résurrection de Lazare, Le Christ et le centurion, L’Entrée du Christ à Jérusalem, et L’Ascension, outre un grand fragment du Baptême et un plus petit montrant la Vierge avec les Apôtres. Ce sont des œuvres d’une dimension impressionnante. Les plus grandes dans notre peinture et à une échelle monumentale. Elles mesurent plus de 4,2 m sur plus de 2,6 m. Ce gigantisme a eu des influences sur la technique d’assemblage des panneaux, l’épaisseur des planches (environ 4 cm) et certainement sur l’organisation de l’atelier qui les a peints, qui était forcément de grande taille. Certaines informations recueillies au moment de la récente restauration ont permis de remarquer les méthodes de ce travail collectif, particulièrement l’utilisation de modèles et la création de réserves dans les zones plus nobles, telles que les visages, probablement afin d’en laisser l’exécution à des maîtres de grande compétence[6]. Nous savons par Rafael Moreira[7] que Jorge Afonso se trouvait à Tomar en 1513, et se fit apporter des pigments pour la peinture des marches, mais ce fait ne se relie pas nécessairement au chantier de peinture, d’autant que, l’année précédente, il avait été envoyé à Tomar pour régler les conflits entre la veuve d’Olivier de Gand et son partenaire Fernão Munhoz, à propos de la poursuite de la réalisation des stalles. Par ailleurs, il y a quelque chose dans le style hiératique des figures, dans leur monumentalité, dans la manière de réunir des groupes diversifiés dans leurs poses, mêlant les figures frontales, de trois quarts ou de profil, et même dans l’utilisation d’architectures fantastiques et raffinées, qui empruntent des éléments imaginaires au caractère « Renaissance » mélangés à des édifices gothiques, qui apparaissent chez Jorge Afonso, mais plus nous obtenons de nouveaux résultats, plus l’attribution semble problématique. Quoique peu nombreux, et quoique parcellaires, les exemples de dessin sous-jacents publiés par l’équipe de Pedro Redol[8] ne nous renvoient pas directement à ce que nous savons des ensemble de la Madre de Deus et de Setúbal. Mais on ne peut pas non plus les ramener à Francisco Henriques, à qui était déjà associé le panneau de l’Assomption. Même la chronologie des œuvres n’est pas complètement assurée. Les études dendrochronologiques indiquent comme date possible la dernière décennie du XVe siècle, quoique les cas soient fréquents dans la peinture portugaise où ce mode de datation, confronté à d’autres éléments documentaires, fait apparaître des différences. Quoi qu’il en soit, nous savons que les grands travaux de la Rotonde ont été effectués entre 1510 et 1515. Trop proches pourtant de la date du Retable de la Madre de Deus de Jorge Afonso (1515) pour qu’on on en infère une évolution artistique qui aurait sensiblement changé sa manière de peindre.

Le rapprochement avec Francisco Henriques devient très intéressant si on le rapproche d’autres données connues de sa biographie : après avoir terminé les grands retables de Évora, en 1512, Francisco Henriques se rend en Flandre, emportant du poivre de la Casa da India pour l’échanger contre du matériel de peinture. On sait aussi qu’il en avait ramène un nombre important d’artisans flamands du même atelier, qui mourront de la peste sur le chantier du Tribunal de Lisbonne en 1518. Il est tentant de penser qu’à une époque où la génération de peintres sortis de l’atelier de Jorge Afonso était encore en début de carrière, le besoin de nouveaux maîtres, plus adaptés au nouveau goût que les peintres venant du siècle précédent, soit dû à un travail aussi important que celui de Tomar. Que la majeure partie d’entre eux ait succombé à la peste de 1518 pourrait permettre de comprendre le caractère « unique » et isolé des peintures de Tomar, sans grande postérité. Le dessin, l’iconographie et le paysage ne démentent pas la filiation flamande des peintures de Tomar, mais là encore, les éléments nouveaux apportés par l’équipe de Pedro Redol posent des problèmes difficiles à résoudre. Cette équipe n’a pas hésité à identifier la technique utilisée comme une « tempera grassa », c’est-à-dire une peinture qui utilise comme agglutinant une protéine (la plus commune étant l’œuf), enrichie à l’huile, technique utilisée de manière seulement ponctuelle dans la peinture des Pays-Bas et qui est courante en Italie. Tomar demeure donc un problème en suspens, difficile à résoudre dans l’état actuel de nos connaissances et, comme on s’en doute, capital en ce qui concerne la peinture portugaise.

Heureusement il est possible d’avoir davantage de certitudes avec les deux autres séries d’œuvres. Le Retable de la Madre de Deus comporte une Apparition du Christ à la Vierge datée de 1515. S’il n’est pas facile de savoir pour quelle partie de cette église exiguë il a été réalisé, ni surtout comment il s’articule avec le retable commandé à Metsys vers 1509, qui devait continuer à être le principal, il contribue à définir une manière de peindre et même un goût qui aura du succès dans la peinture portugaise des deux décennies suivantes. Ce goût est caractérisé par une utilisation exubérante de tissus et d’orfèvrerie somptueux, par l’apparition anachronique d’intérieurs et d’objets du quotidien, par une application soignée de la matière chromatique, créant de grandes surfaces très lisses, dans des couleurs brillantes et vives, un mélange d’éléments architecturaux imaginaires, et un rapport entre fond et figures toujours très clair. Les belles figures de la Vierge, du Christ et des anges se conjuguent avec des figures de saints sévères et dignes, d’apôtres et de personnages à l’allure vertueuse, des tortionnaires presque caricaturaux, le tout démontrant un sens décoratif élevé dans la représentation comme dans la transposition des attributs moraux de chaque personnage. Plus largement, cette perméabilité entre dignité sacrée et introduction d’éléments, costumes et ornements reconnaissables du quotidien augmente la richesse de la représentation et sûrement aussi le caractère plausible de l’image. La permanence des modèles montre bien qu’ils étaient adaptés au goût national des deux décennies suivantes.

Les deux ensembles ont été réalisés pour des couvents de clarisses, fondés par la maison ducale de Beja, d’où venaient la reine Éléonore et le roi Manuel Ier ; peints à des dates très proches, un peu avant la Madre de Deus, peut-être du début de la décennie 1520, ou contemporains du retable de Setúbal[9]. L’observation du dessin sous-jacent, outre des indications sur les pratiques d’atelier, telles que l’indication de réserves, montre un dessin d’une grande unité, précis, très détaillé, tant dans l’organisation des ombres que des figures ou des drapés, tout en demeurant rapide et agile, qui repasse sur les tracés, quelquefois pour les modifier, et qui produit une forte impression de tridimensionnalité. Il présente dans l’ensemble une grande unité, ce qui, associé aux caractéristiques de la composition, à un tempo clair et complexe et à une technique picturale connue, conduit tout droit, dans l’état actuel de nos connaissances, à Jorge Afonso. Ces deux ensembles suffisent à rendre justice à Reis-Santos lorsqu’il affirmait, à propos du « présumé » Jorge Afonso : « Le plus représentatif, du point de vue artistique, de ceux qui ont exercé leur profession au Portugal durant les règnes, féconds et brillants, de Manuel Ier et Jean III »[10].

Apud Afonso

La couverture de la biographie que nous venons de citer est ornée par un fragment d’une peinture du Retable de São Bento, originellement destinée au couvent de São Francisco da Cidade, suffisamment documenté aujourd’hui pour qu’on sache qu’il n’a pas été peint par Jorge Afonso mais par Jorge Leal et Garcia Fernandes. Reis-Santos n’ignorait pas cette documentation, publiée neuf années auparavant par Adriano de Gusmão (1957), mais il continua à considérer l’ensemble comme faisant partie des « œuvres du présumé Jorge Afonso et de son atelier ». Cette affirmation était donc délibérée et il y aurait beaucoup à en dire. Disons que, pour l’essentiel, elle démontre que pour l’œil d’un critique formaliste, la filiation entre ces peintures et le style de Jorge Afonso ne pouvait être mise en doute. Nous connaissons cependant un bon nombre de documents qui permettent heureusement de faire la lumière sur cette commande. Il y avait au couvent de São Francisco une image du Crucifié qui faisait l’objet d’une grande dévotion. Le couvent étant en travaux et le retable en question en très mauvais état, Bartolomeu de Paiva, en 1518, ordonna à Afonso Monteiro de contacter Jorge Afonso, pour qu’il s’arrange, moyennant une somme modique, pour faire « les corrections et les réparations ». Jorge Afonso convainquit probablement Bartolomeu de Paiva d’en faire un nouveau, et engagea son gendre Gregório Lopes. Le 6 décembre 1520, Gregório Lopes recevait vingt mille réaux du trésorier Afonso Monteiro pour « le retable que j’ai fait au Salvador », certainement comme premier versement, comme le montre un document découvert par Nuno Senos et publié par J.A.Seabra Carvalho[11]. Nous ne savons pas ce qui s’est passé, mais il y eut des retards dans le travail, qui ne fut terminé qu’en 1525. Le 18 mai de cette même année, João do Porto écrivait à Jorge Afonso, pour lui demander d’aller avec Antão Leitão, « sacador de pinturas » (découvreur de peintures), au monastère de S. Francisco, pour évaluerle retable du Salvador (du Sauveur) « qu’avaient peint Jorge Leal et Gregório Lopes ». Afonso et Leitão l’évaluèrent à 66 000 réaux, décrivant le panneau central comme une Pietà, évaluée à 20 000 réaux, 16 000 déjà payés, 12 000 pour l’or de la dorure, plus 6 000 pour le travail de dorure et 8 000 réaux pour chacun des quatre panneaux des côtés, ce qui s’élevait donc à 66 000 réaux que reçurent Jorge Leal et Gregório Lopes, sans parler de l’enregistrement (assento) ni de l’évaluation, des 20 000 déjà reçus. La chapelle fut ensuite occupée par une confrérie de la Conception qui, considérant que les peintures n’étaient pas adaptées à sa thématique, voulut s’en défaire en les vendant au couvent de São Bento au prix de panneaux à peindre.

GL

Le Musée national d’art ancien conserve les quatre panneaux des côtés, dont notamment l’Adoration des mages présentée dans cette exposition (cat. 72). Il n’est pas difficile de trouver ici la leçon de Jorge Afonso, dans les figures des Mages, la richesse des vêtements, les architectures, aux chapiteaux composites, dont une moulure réunit les volutes, et surtout la composition, la manière de grouper les personnages et d’organiser le tout autour de lignes claires. La composition est marquée par trois figures qui semblent être des portraits effectués de visu. Il faut avouer qu’il n’est pas facile dans ce panneau de repérer ce qui deviendra la peinture de Gregório Lopes. Les réflectographies infrarouges effectuées sur ce panneau comme sur celui de la Visitation font apparaître un type de dessin très organisé, aux traits fins et parallèles, parfois renforcés par un pinceau très gros, dont nous ne voyons pas la continuité dans l’œuvre de Gregório Lopes, où le dessin est toujours plus délié et moins attentif à la précision des ombres.

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Le problème du retable de São Bento et de la définition de la personnalité artistique de Jorge Leal doit être mis en rapport avec un autre retable, chronologiquement et stylistiquement proche, mais hélas peu documenté. Il s’agit de l’ensemble provenant de l’église du Paraíso à Lisbonne, démolie au XIXe siècle, qui est composé de huit panneaux de grande dimension représentant la vie de la Vierge et quatre prédelles dont chaque panneau présente deux saintes, deux étant conservées au MNAA et deux à Poznan, dans la collection Raczinsky (qui les avait achetées à Lisbonne). L’ensemble est montré dans l’exposition (cat. 79 à 90).

GL

 Une date difficile à lire, sur la corniche de pierre du tableau Mort de la Vierge, a été interprétée comme « 1527 », mais nous pencherions plutôt pour « 1523 ». Quoi qu’il en soit, l’œuvre serait contemporaine, ou du moins très proche, du Retable du Salvador, de São Francisco. Elle n’en a cependant pas la grandeur de composition, et tant par l’exécution souvent seulement correcte, que par l’organisation simplifiée des personnages, fait plutôt figure de « livre de recettes ». Les dimensions plus petites, et peut être aussi le fait que la commande venait non du  roi mais d’une confrérie de pêcheurs, font de cet ensemble une production plus « normalisée ». Quoi qu’il en soit, c’est une œuvre importante, ne serait-ce que parce que l’ensemble est conservé dans son intégralité, même si deux des prédelles se trouvent en Pologne, et qu’elle nous informe sur les débuts de la carrière de Gregório Lopes. Comme dans beaucoup d’autres cas, l’attribution de ces panneaux a varié[12], mais, dans la dernière période, on s’est plutôt appuyé sur l’hypothèse de Reis-Santos (1954) d’une présence dominante de Gregório Lopes. L’ensemble a pourtant toutes les caractéristiques d’un travail d’atelier, qu’on le voie à l’œil nu (des différences substantielles dans les types de visages –la Vierge en étant le plus notable – et des différences de traitement et de coloris dans les carnations, entre les personnages principaux et les personnages secondaires), ou qu’on l’observe à partir des réflectographies infrarouges qui montrent des réserves, particulièrement dans les séries de visages, des altérations, le remplacement de figures, des annotations, et des types de dessins différents, dont on peut isoler au moins deux. L’un est détaillé, et marque bien les ombres par des traits fins et précis, et domine dans L’Annonciation et le Mariage de la Vierge, mais est repérable aussi dans les anges de la Nativité. L’autre est plus schématique et plus libre, dessinant les contours, de préférence avec un matériau liquide mais appliqué en couche relativement épaisse, dans le dessin indicatif que la peinture corrige fréquemment. Au risque d’être démenti par une analyse plus approfondie, on peut affirmer que le premier semble très proche des panneaux du Retable de São Bento ; le second annonce la manière caractéristique de préparer la peinture qu’on trouvera par la suite chez Gregório Lopes. Il n’est pas impossible que Lopes et Leal aient collaboré aussi au retable du Paraíso : tous deux avaient été des partenaires à S. Bento, ils se connaissaient au moins depuis 1513, époque à laquelle Leal, avec Miguel Nunes, peintre également, était témoin à l’achat par Gregório Lopes de maisons contiguës à celles de Jorge Afonso, avec qui tous avaient probablement travaillé.

Un autre ensemble à rapprocher des modèles de Jorge Afonso est le Retable du couvent de São Bento, de Xabregas, plus tard dénommé « du bienheureux António », nom par lequel ces peintures sont normalement identifiées. Des cinq panneaux qui restent au MNAA, l’un, une Nativité, se trouve en dépôt au musée Grão Vasco. Les autres sont une Annonciation (cat.73), une Adoration des Mages, une Circoncision et une Fuite en Egypte (cat.74). Les points de contact avec l’œuvre d’Afonso sont évidents, dans la composition. La Nativité, en plus petit, semble le reflet du même tableau à la Madre de Deus, les Mages reprennent le Retable du Salvador, et l’Annonciation, malgré la position différente de l’Ange, rappelle la composition de Setúbal, à commencer par le traitement des blancs dans le vêtement de l’archange Gabriel et, surtout, dans le traitement architectonique de l’espace. J. A. Seabra Carvalho[13] a daté ce groupe des environs de 1520, en l’associant probablement à Jorge Leal, y voyant, comme dans le Retable de São Francisco, un même « sens de la monumentalité des personnages, comme si l’idée de l’espace environnant était subordonnée à la structure interne ». Tout cela est vrai et évoque encore le rapport avec Jorge Afonso ; mais l’analyse du dessin sous-jacent effectuée sur quatre des peintures (elle n’a pas été faite pour la Circoncision) montre un dessin différent de tout ce que nous avons rencontré jusqu’à présent : un dessin délié, véritablement préparatoire, comme si le peintre hésitait à se lancer dans la composition d’un panneau, faisant de grandes rayures, reprenant les figures jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant. Ce type d’attitude deviendra de plus en plus fréquent, mais l’ensemble du Bienheureux est l’exemple le plus ancien de cette manière de procéder. Une autre des caractéristiques du dessin, que nous verrons plus tard dans les panneaux de Lopes, est l’utilisation d’une espèce de « aguada » (badigeon) c’est-à-dire que les ombres ne sont pas indiquées par les hachures parallèles traditionnelles, mais par une sorte de tache comme on peut le voir sur le saint Joseph dans la Nativité de cet ensemble. À de nombreux autres endroits, le retable révèle un dessin visible, et qui, par l’écart qu’il présente avec la peinture, fonctionne comme une préparation libre. Qu’on examine par exemple l’architecture imaginaire de la Fuite en Egypte, qui évoque les constructions urbaines qu’on a vues dans les panneaux de Setúbal (Calvaire, Déposition et Résurrection), ou encore la forme déliée de l’Ange de l’Annonciation (fig.9 et 10).

La continuité de l’œuvre de Lopes dans les années suivantes est paradoxalement moins connue, probablement en raison d’une mauvaise datation des ensembles qui lui sont attribués, trop « tirée » vers l’avant. Si on accepte 1530 comme datation approximative des peintures de Runa[14] (cat. 101 à 103),

Runa

il n’y a pas de raison pour ne pas considérer des groupes comme celui de Setúbal ou des peintures isolées comme la Pentecôte ou la Naissance de Jean Baptiste du MNAA comme plus proches de cette date que de 1540, où le style de Lopes se montre plus autonome et plus audacieux. Toujours au début de la décennie 1530, en 1533, Lopes travaille avec Garcia Fernandes et Cristóvão de Figueiredo,  pour réaliser les trois retables commandés par l’Infant D. Fernando pour le couvent franciscain de Ferreirim ; ainsi se reconstitue le groupe qu’ils avaient formé en 1519 pour achever les travaux du Tribunal de Lisbonne. Les trois peintres, avec Cristóvão de Utreque, demeureront à Lamego, à travailler pour l’évêque et pour un autre noble de 1533 à 1534. C’est Cristóvão de Figueiredo qui reçoit la commande de Ferreirim, le 27 novembre 1533, par un contrat qui précise que les « debuxus » pour trois retables ont déjà été faits et approuvés par l’Infant, celui du maître-autel avec des scènes de la vie de « saint Antoine et saint François et les martyrs du Maroc », et deux autres retables pour le transept, l’un représentant la Passion du Christ, l’autre la Vie de la Vierge. Il reste aujourd’hui seulement quatre tableaux de chacun de ces derniers, qui constituaient peut-être l’essentiel de l’ensemble. Du maître-autel, on ne sait rien. Ils auraient reçu en tout 105 000 réaux, le travail devant correspondre aux exigences de perfection technique et artistiques indiquées dans le contrat : « bien conformes aux œuvres que font le dit Cristóvão de Figueiredo et son partenaire Garcia Fernandes ». Le 22 avril de l’année suivante, Figueiredo délivre à Garcia Fernandes et à Gregório Lopes une procuration pour pouvoir recevoir l’argent qui manque et monter « tous les retables que lui et le dit Garcia Fernandes et Gregório Lopes peintre du roi ont peint et peignent dans cette ville pour l’Infant et monseigneur l’évêque et autres personnes et pour le monastère de Ferreirim ». Ce que seront les autres travaux n’est pas indiqué. Il est possible que la Vierge de Sardoura soit l’un d’eux, mais on voit bien que même si l’œuvre est attribuée à Figueiredo, s’il a réalisé les projets approuvés, c’est depuis le début qu’il travaille en partenariat avec Garcia Fernandes (comme le diront les suppliques de 1539-1540), et peut-être dans une seconde phase avec Gregório Lopes, on ne peut pas exclure la collaboration de Cristóvão de Utreque, comme en témoigne cette dernière procuration, ni même celle de Bastião Afonso, peintre local avec qui Figueiredo fit quelques dessins de retable, dont ceux de l’église de Valdigem.  Cette hypothèse se justifie par le délai très court exigé par D. Fernando, huit mois « ou moins », ce qui était en effet très peu pour exécuter au moins une douzaine de panneaux à l’huile[15], et exigeait une équipe nombreuse et rapide. Les huit peintures restantes du couvent de Ferreirim, dont quatre sont présentées dans cette exposition (cat.97 à 100),  si elles montrent bien ce qu’est une entreprise collective, ne nous disent rien sur les différentes « mains » qui y travaillèrent.

Ferreirim

On reconnaît les modèles vus dans d’autres œuvres, surtout celles de Fernandes et de Figueiredo, mais les peintures montrent surtout une unité dans le mode d’exécution qui n’a rien d’étonnant chez des maîtres avec de tels apprentis, dont les parcours se croisaient depuis déjà deux décennies. C’est peut-être pour cela que la désignation « maîtres de Ferreirim » a été employée (même abusivement) pour identifier tout un ensemble d’œuvres des années 1530 et 1540, qui n’ont entre elles qu’un air de famille, sans que la critique se soit risquée à en proposer une quelconque individualisation. Dans le cas de Ferreirim, l’intention de réaliser un travail impeccable, mais avec une économie de procédé, est évidente, et il en résulte une certaine sécheresse et une fuite vers le détail décoratif et accessoire que nous avons rencontré dans les œuvres antérieures de ces maîtres. Le travail a dû être réparti dès le début, car l’évolution du  dessin de Figueiredo montre différentes manières de peindre, depuis le dessin fin et accusé de la Mort de la Vierge et que l’on retrouve dans le travail de Garcia Fernandes jusqu’aux marques simplifiées et plus libres de l’Assomption et qu’on trouve dans le travail de Lopes, ou encore les modèles hybrides comme la Résurrection.  On observe des reprises quasi mécaniques dans les figures secondaires (anges de l’Assomption), et des réserves peut-être destinées à délimiter les zones de peinture (visages et mains) où les maîtres  exécuteraient un travail plus soigné.

Ce travail d’atelier, compétent mais stéréotypé, adapté aux exigences d’un client pressé, devient plus évident lorsqu’on le compare à certaines œuvres individualisées des suiveurs de Jorge Afonso qu’on finira par ranger sous l’étiquette « école de Lisbonne ».

Quant à Garcia Fernandes, on sait, grâce à son témoignage lors de l’acquisition d’une maison par Gregório Lopes en 1514, qu’il « travaillait » avec Pêro Vaz et Gaspar Vaz dans « la maison du dit Jorge Afonso ». On peut donc lui attribuer une filiation avec le peintre du roi. Mais il est un fait, passé inaperçu, et que les documents nous apprennent: dans la supplique adressée à Jean III en 1539-1540, on lit que dès avant la mort de Francisco Henriques, il travaillait déjà avec le maître flamand au plafond du Tribunal, car selon Jorge Afonso, avant que celui-ci ne le présente pour prendre la suite de Henriques, il « se trouvait dans la maison du dit Francisco Henriques »[16]. Au début de sa carrière, donc, Garcia Fernandes passe par les deux ateliers importants de Lisbonne, celui du peintre du roi, où il a probablement fait son apprentissage, et celui de Francisco Henriques, où il a peut-être acquis son goût pour la couleur et pour la manière de s’en servir afin d’isoler les groupes de figures et les fonds. Cristóvão de Figueiredo également, selon ses propres mots, travailla au plafond du Tribunal avec Henriques (et donc avec Fernandes)[17], mais il était déjà un peintre expérimenté, puisqu’en 1515 il occupait la charge d’examinateur des peintres de Lisbonne. Le même document prouve non seulement le rapport entre Figueiredo et Fernandes mais aussi leur lien de parenté : « la femme du suppliant et celle du témoin sont cousines filles de deux frères et le témoin et le suppliant sont compères et amis et compagnons dans le travail qu’ils font et ils boivent et mangent ensemble »[18]. Contrairement à Ferreirim, avec l’inclusion de Lopes et d’autres peintres, la collaboration avec Figueiredo semble avoir été plus permanente, faisant bénéficier Fernandes des capacités d’invention et de composition de Figueiredo. Si c’est bien le cas, et si Manuel Batoréo a raison en identifiant le « Retable Palmela » comme venant de l’église de Montemor-o-Velho[19], il est peut-être possible de penser qu’il était présent à Coimbra en même temps que Cristóvão de Figueiredo, occupé entre 1521 et 1529 à peindre le  monumental Retable de Santa Cruz.

 

C’est peut-être dans les huit panneaux de l’ancienne collection Palmela qu’on peut apprécier isolément l’art de Garcia Fernandes. De cet ensemble, notre exposition présente trois tableaux (cat. 76, 77 et 78), La Naissance de la Vierge, la Nativité, et l’Adoration des mages, représentatives de cet art délicat, presque décoratif, de Fernandes à cette période, avec ses compositions simplifiées, aux figures  galantes, où le paysage tient peu de place, à part quelques architectures tracées à la règle et au compas, et qui montrent le plaisir pris par l’artiste à représenter boiseries, orfèvreries et vêtements, à la manière de natures-mortes.

GF

Les figures et les compositions semblent reprises d’un tableau sur l’autre. Si on compare, par exemple, la Naissance de la Vierge avec le Saint Côme et saint Damien, du musée Machado de Castro, et ce dernier avec la Mort de la Vierge du musée Grão Vasco, nous retrouvons la composition ; ou avec la Nativité, qui sera plus tard reprise dans le Retable de la Trinité, et dont le modèle vient du retable de Jorge Afonso à la Madre de Deus en 1515.

Toujours à Coimbra, leur collaboration est évidente dans le Retable du Reliquaire – dont il reste cinq saints à la sacristie, et dont les modèles sont empruntés à Figueiredo, quoique l’exécution en soit simplifiée – et un triptyque caractéristique au musée Machado de Castro, daté de 1531, qui se trouve au début d’un cycle d’œuvres emblématique de l’évolution de l’artiste dans la décennie 1530, jusqu’au Mariage de saint Alexis, au musée S. Roque, qui date de 1542. Il semble qu’il y ait ici une certaine augmentation de l’importance donnée à la figure, de la nécessité de l’espace, qui marquera les autres œuvres de l’artiste, dépouillées de l’excès de détails. Les architectures, simplifiées, comme on l’a déjà rencontré dans la collection Palmela, et comme nous le verrons dans les panneaux de la collection Burnay (MNAA), forment un plan monochrome avec le sol, qui valorise cette autonomie des figures, et contribue à augmenter leur importance et leur dignité. Après Coimbra, Fernandes accompagnera Figueiredo dans les peintures des Beiras Altas, à Ferreirim et à Sardoura. Cette dernière, outre sa qualité, est jusqu’à aujourd’hui la plus ancienne tentative connue de Fernandes dans une peinture de grandes dimensions, même s’il s’agit probablement d’un travail d’atelier. Son intérêt principal est d’avoir été commandée par la Maison de Bragance, pour qui Fernandes travailla en 1536, avec un beau retable de six panneaux aujourd’hui dispersé entre le palais, l’église et une collection privée[20]. Dans la chronologie des œuvres du peintre, c’est peut-être  le dernier écho du modèle de Jorge Afonso, dans la manière de grouper les figures, dans le coloris généreux, dans les rapports avec le paysage et l’architecture, car ensuite le modèle se dissout, et la peinture devient plus libre. Cependant, même dans les œuvres suivantes, comme Saint Antoine prêchant aux poissons, ou la Présentation de Jésus au Temple, se poursuit le caractère précieux, décoratif, d’une exactitude simple et parfois monotone. Vraisemblablement en raison du fait que la peinture est souvent ici une simple coloration du dessin sous-jacent, et qu’elle en suit fidèlement le trait. Celui-ci, très détaillé, est d’une grande précision, les ombres sont minutieuses.

Cristóvão de Figueiredo est un de ceux qui manifeste le plus d’autonomie par rapport aux modèles de Jorge Afonso, quoiqu’apparenté avec lui par les femmes et proche par les contacts d’atelier entre Francisco Henriques, Fernandes et Lopes. Il est plus près de Jorge Afonso en termes de génération : il était déjà examinateur des peintres en 1515. Sa vie se prolonge au-delà du milieu du siècle ; si l’on en croit la documentation publiée par Vítor Serrão[21], il évalue en 1555 un retable exécuté par Bras Gonçalves pour la chapelle du Saint-Sacrement de la cathédrale de Lisbonne. Ses œuvres de la décennie 1520, comme les grands panneaux exécutés pour Santa Cruz de Coimbra, conservés aujourd’hui au musée Machado de Castro, nous montrent un peintre aux immenses ressources en matière de composition et de dessin, parfaitement au niveau de Jorge Afonso, et en même temps original par le choix du coloris, moins vibrant, par la manière moins lisse et homogène d’appliquer la couleur mais avec la même tendance à la monumentalité. Le dessin semble plus agréable que la peinture proprement dite. On sait qu’il fournissait des compositions aux autres peintres, qu’il a dessiné des cartons pour des tapisseries destinées à Tomar (1538). Par ailleurs, le grand Retable de Santa Cruz, commandé en 1521, va lui faire prendre du retard ; il ne sera prêt qu’en 1529, sur l’insistance répétée de la Mesa da Consciência e Ordens, et le Retable de l’Infant Saint, disparu, pour Batalha, commandé par la reine Éléonore (donc avant 1525), ne sera terminé qu’en 1538. C’est peut-être pour cela qu’il tenait tant au travail en partenariat. À Ferreirim, il appelle ses collègues pour venir à bout du travail en huit mois, et Garcia Fernandes faisait habituellement partie de son équipe. Il est curieux dans le dessin sous-jacent d’œuvres comme le Martyre de saint André ou le Martyre de saint Hippolyte, conservés au MNAA, apparaissent des indications de couleur écrites, et d’autres d’interprétation plus difficile, ce qui indique ordinairement un travail d’équipe. L’existence de petits triptyques portatifs de la Passion, entiers ou séparés montre aussi qu’il fournissait des modèles pour un marché de la dévotion moins dépendant des grandes commandes, et probablement plus libre, à l’image de ce qui se passait en Flandre. L’attribution n’est assurée ni avant ni après les grands tableaux de Coimbra, mais ces derniers suffisent, notamment la Mise au Tombeau, qui est probablement une de ses œuvres les mieux conservées, pour faire de lui un des maîtres de la peinture portugaise, capable de créer une sentimentalité profonde, dans le drame ou dans la sérénité, et d’articuler avec précision décoration, figures et paysages, qui nous rappelle Nuno Gonçalves. Quelque chose dans la composition semble faire écho à la monumentalité de la peinture du XIVe siècle, pas seulement portugaise, mais faute de données sur les premières années de sa vie, nous ne pouvons aller plus loin. C’est dans le dessin fait au large pinceau qu’on trouve cette similitude, dans le tracé rectiligne et vigoureux, comme dans la Mise au tombeau.

Autres directions

Si elle est dominante chez les peintres qui travaillèrent pour les grandes commandes, et non par hasard mais en raison de leurs liens avec le pouvoir et de leurs réseaux familiaux, l’influence de Jorge Afonso ne fut cependant pas la seule. Quelques ensembles indiquent d’autres voies possibles dans notre art du XVIe siècle, qui ne sont pas directement lié au Grand Atelier lisboète. L’un d’eux est connu sous le nom de Retable de Santa Auta, originellement situé dans le chœur de l’église de la Madre de Deus, et exécuté entre 1517 et 1532. C’est une œuvre d’une grande préciosité, dont le coloris rappelle davantage Figueiredo que les autres disciples d’Afonso ; elle est riche de détails d’orfèvrerie et de paysages, avec des architectures minutieusement dessinées avant l’exécution de la peinture. Le travail pictural semble assez éloigné de ce que faisaient l’entourage de Jorge Afonso, plus dense, plus pur dans les couleurs et avec un sens moindre des effets plastiques du passage de l’ombre à la lumière.

Un autre ensemble a fait récemment l’objet d’attributions peu fondées. Il s’agit du groupe de quatre peintures qui appartenait à l’église primitive de Saint Roch et qui est aujourd’hui conservé dans le musée du même nom. Il doit dater des premières années de la décennie 1520 ; le coloris est moins vibrant, les figures imprécises, les compositions simplifiées, avec une étrange multiplication des scènes à travers un système de fenêtre ouverte. Dans l’un de ces panneaux, L’arrestation et la mort de saint Roch, l’ouverture sur la scène secondaire  a été modifiée, probablement pour respecter la composition de l’ensemble retabulaire. Outre l’étrangeté de composition, le peintre se distingue par un coloris très économique où les motifs archaïsants se mêlent à des architectures typiquement Renaissance (colonnes cannelées, frontons à coquille), inclut des objets quotidiens, y compris des peintures flamandes à l’intérieur de la scène, ce qui soutient difficilement la concurrence avec les autres maîtres manuélins. Fernando António Baptista Pereira a d’abord vu dans ces oeuvres la présence de “l’autre main” du retable de S.Bento, et les a attribués à Jorge Leal[22], pour finir par les attribuer à Cristóvão de Utreque à partir de l’examen du couvercle d’un pot qui se trouve dans La guérison miraculeuse du cardinal. Ces deux hypothèses nous semblent vaines. En ce qui concerne Jorge Leal, il suffit de comparer le coloris entre S.Bento et S.Roch pour écarter la conjecture. Pour Cristóvão de Utreque, le peu que nous savons de ce peintre le situe environ une décennie après ces tableaux ; en outre, il serait étonnant qu’un peintre avec un nom aussi flamand soit l’auteur de peintures où l’influence est justement la moins visible. Les tentatives de lecture des indications écrites qui apparaissent parfois sont toujours difficiles et la plupart du temps inutiles : là où Fernando António Baptista Pereira a « lu » Cristóvão de Utreque, Reinaldo dos Santos et Maria João Madeira Rodrigues avaient voulu «lire» Garcia Fernandes ! Voilà qui nous montre bien les limites de l’exercice. Ce type d’objet apparaît souvent dans notre peinture, par exemple dans les retables du Paraíso ou de Santos-o-Novo, et il serait plus juste de penser que ces boîtes de pastilles, probablement réservées aux malades alités, portaient des inscriptions sur le couvercle, dont les peintres se souvenaient comme faisant partie de l’environnement quotidien, sans plus. Mais nos auteurs ont raison de rapprocher ces œuvres du groupe de la Vie de la Vierge conservé au musée de Torres Vedras, et aussi d’un autre groupe de quatre panneaux représentant les martyrs de Lisbonne, conservé aujourd’hui au musée Carlos Machado.

Dans le cas du groupe de Torres Vedras, le lien avec Saint-Roch peut se faire grâce à une série de caractéristiques techniques, densité de la matière, renforcement des contours, palette atténuée, composition simplifiée. On peut donc imaginer que ces œuvres proviennent d’un même atelier, employant le même type de dessin.

Déjà le tableau des Saints martyrs, récemment exposé au monastère de la Madre de Deus, s’il comporte la même maquette pour les personnages, est différent dans le coloris, avec une palette étendue, une couche picturale lisse et homogène. Les personnages ressemblent à des mannequins, leur gestuelle est affectée et peu crédible dans ce genre de scène dramatique. Reinaldo dos Santos y avait vu un Garcia Fernandes de jeunesse, ce qui ne serait pas impossible, le dessin sous-jacent n’étant pas incompatible avec une telle hypothèse. Mais si ce dernier avait peint de cette manière entre 1510 et 1520, on voit mal comment Jorge Afonso aurait pu convaincre Manuel Ier que c’était là le nouveau Francisco Henriques. Nous sommes probablement en présence d’un autre artiste. Une recherche plus approfondie, balayant l’ensemble de notre peinture avec des méthodes d’analyse permettant d’aller au fond des processus de création, nous amènera probablement à revenir sur ce que nous a apporté l’historiographie du milieu du XXe siècle. Pour l’heure, nous tentons d’agencer notre peinture par groupes d’artistes plutôt que par noms d’individualités ;  le travail réalisé jusqu’à présent semble avant tout, au moins dans une première étape,  s’orienter vers la dissolution de ces groupes pour permettre l’émergence de nouvelles individualisations, sans pour autant apporter de grande clarification.


NOTES

[2] In Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, catalogue d’exposition, Lisbonne, MNAA/Athena, 2010, p. 200-215. Traduction de Mireille Perche.

[3] Viterbo, Francisco Marques de Sousa, Noticia de Alguns Pintores Portugueses e de Outros que, sendo Estrangeiros, exerceram a sua Arte em Portugal, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, 1903, vol. I, p. 15-19.

[4] Ibid., p. 11-12.

[5] Comme nous le montrons dans ce même ouvrage, supra, p. 52-69.

[6] Voir Pedro Redol (dir.), Pintura da Charola de Tomar, Lisbonne, Instituto português de conservação e restauro, 2004. 

[7] Voir Rafael Moreira, Vasco Fernandes, Jorge Afonso e o “Mestre de Lourinhã”. Três notas sobre a pintura manuelina, dans Alberto Correia, Vasco Fernandes e a pintura manuelina, Viseu, Museu Grão Vasco, 1991, p. 47-56.

[8] Pedro Redol ...........

[9] Voir Fernando Antonio Baptista Pereira, O Museu de Setúbal, Lisbonne, Soc’Tip, 1990.

[10] Luis Reis-Santos, Jorge Afonso, Lisbonne, Artis, 1966, p. 5.

[11] José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, Lisbonne, Circulo de Leitores, 1999, note 17.

[12] Cf. Armando Vieira Santos, O Retábulo da Igreja do Paraíso, Lisbonne, Artis, 1958.

[13] José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, Lisbonne, Círculo de leitores, 1999, p. 28.

[14] Runa se trouve près de Torres Vedras, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Lisbonne.

[15] Voir Virgílio Correia, Pintores portugueses dos séculos XV e XVI, Coimbra, 1928, p. 28-35.

[16] « fficara em casa do dito Francisco Henriques ».

[17] « andando assy, o dito Francisco Amrriquez na dita hobra elle testemunha hera companheyro nella».

[18] “ A mulher do sopricante e a delle testemunha sam primas ffylhas de dous jrmãos e elle testemunha e ho soprycamte sam compadres e amigos e companheuros em as hobras que ffazem e comem e bebem ambos”, in Francisco Marques de Sousa Viterbo, Notícia de Alguns Pintores Portugueses e de Outros que, sendo Estrangeiros, Exerceram a sua Arte em Portugal, vol.I, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, 1903, p. 56-64.

[19] Manuel Batoréo, « Um retábulo da Vida da Virgem”, in Uma Família de Coleccionadores. Poder e Cultura, Lisboa, IPM, 2001.

[20] Joaquim Oliveira Caetano, « Frei Carlos e o Outro – Preposições sobre a pintua da oficina do Espinheiro”, in Fernando António Baptista Pereira (coord.), Do Mundo antigo aos Novos Mundos. Humanismo, Classicismo e Notícias dos Descobrimentos em Évora (1516-1624), Lisboa, Comissão Nacional pra as Comemorações dos descobrimentos Portugueses, 1998, p. 155-169.

[21] Vítor Serrão, « O retábulo da capela do Santo Sacramento da Sé de Lisboa (1541-1555)», Boletim cultural da Assembleia distrital de Lisboa, n°93, 1999, p.5-31.

[22] Fernando António Baptista Pereira, Imagens e Histórias de Devoção. Espaço, Tempo e Narrativa na Pintura Portuguesa do Renascimento (1450-1550), tese de doutoramento em Ciências da Arte apresentada à Faculdade de Belas Artes da Universidade de Lisboa, 2001.


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