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Le Grand @telier de Lisbonne

15 février 2016

AU XVIe SIÈCLE, LA CINQUIÈME AVENUE ÉTAIT À LISBONNE

Comme on le voit sur deux tableaux hollandais découverts en 2009 en Angleterre, qui datent de la décennie 1570-1620, la Rue Neuve des Marchands (Rua Nova dos Mercadores) à Lisbonne, était, au XVIe siècle, une petite Babel. Italiens, Flamands, Andalous, Portugais y vivaient. Et, dans cette rue de la Basse Lisbonne, déambulaient et négociaient nouveaux-chrétiens, juifs étrangers, esclaves venus de 20 pays africains, esclaves arabes.

rua dos mercadores au XVIe s

rua nova dos mercadores XVIe s

Deux historiennes, à partir de ces deux tableaux, ont engagé un travail de recherche sur  la ville « mondialisée » qu’était Lisbonne à cette époque. Elles ont présenté leur livre  lors d’une soirée au Musée National d’Art Ancien de Lisbonne (Annemarie Jordan Gschwend, Kate Lowe, Jeremy Warren, Global City: On the Streets of Renaissance Lisbon, Londres, Paul Holberton Publishing, 2014).

Les deux tableaux (découverts en 2009 dans un manoir de l’Oxfordshire) datent de la décennie 1570-1620. Ils ont été peints par un artiste hollandais anonyme. Les deux œuvres présentent plus d’une centaine de personnages qui conversent, ou montent à cheval, devant une enfilade d’immeubles qu’on voit au second plan : hommes, femmes, noirs, blancs, chevaux portent des vêtements qui signalent la saison comme l’automne ou l’hiver.

En examinant les tableaux (qui proviennent vraisemblablement d’une même toile qui a été découpée), les historiennes ont vite compris qu’elles se trouvaient devant la Rue Neuve des Marchands à Lisbonne. Cette trame visuelle a donc structuré leur travail d’archives (documents officiels, témoignages, objets qui ont traversé les époques) qui dévoile la ville globale qu’était Lisbonne au XVIe siècle.

Comme l’a dit Annemarie Jordan Gschwend au journal Público, lors de la présentation du livre au Museu Nacional de Arte Antiga (MNAA), en décembre 2015 : « C’est une vue insolite, qui nous montre une rue où nous ne reconnaissons rien [...] Pour moi, ce qui est intéressant, c’est la vie de la rue. La population noire de Lisbonne était nombreuse. Le tableau ne montre pas seulement les noirs, mais aussi les étrangers qui ont fait de Lisbonne la grande cité commerciale qu’elle était au XVIe siècle. On voit aussi des animaux sur les tableaux. Il y a un chien en train de déchiqueter un oiseau. C’est une dinde, oiseau qui vient d’Amérique et que les Portugais ont “mondialisé“ en l’exportant en Inde et dans d’autres parties du monde ». Image symbolique,  parmi d’autres (nombreux) détails des tableaux. Détails où les spécialistes trouveront beaucoup d’informations sur une ville maintenant lointaine, à une époque où le Portugal possédait un empire bâti sur les Grandes Découvertes, lorsque tout le commerce venant d’Orient, d’Afrique et d’Amérique passait obligatoirement par Lisbonne. Les échanges commerciaux, l’esclavage, la circulation des produits à l’intérieur de la ville, en direction du Tage, les relations entre Portugais et étrangers ou l’architecture des rues sont des questions que dévoilent ces deux toiles, qui fonctionnent en diptyque.

 « Les tableaux sont impressionnants mais néanmoins énigmatiques », observe Henrique Leitão, historien des sciences et Prix Pessoa 2014, dans la présentation qu’il a faite au Musée d’art ancien. « Ils sont complètement différents de toutes les autres représentations de Lisbonne dont nous disposons, qui, à quelques exceptions près, présentent une vue distanciée et panoramique, à partir d’un point de vue éloigné. »

Ce point de vue éloigné n’est pas celui de nos tableaux de la Rua Nova dos Mercadores (Rue Neuve des Marchands). « Comme dans le tableau que conserve le Centre culturel de Belém, représentant le Chafariz d’El Rey (Fontaine du Roi), d’un auteur anonyme, datant des années 1570-1580, les tableaux hollandais représentent une scène vive et intense, qui attire irrésistiblement le spectateur à l’intérieur. Il est impossible de regarder ces tableaux sans que vienne à l’esprit une pluie de questions ; de quelle rue s’agit-il ? Quelle est cette ville ? Quelles sont ces maisons ? Mais, surtout, qui sont ces gens ? Et que sont-ils en train de faire ? ».

 

O Chafariz d’El-Rey no século XVI, autor desconhecido, 1570-1580

La Rua Nova dos Mercadores se trouvait derrière ce qui est aujourd’hui le Terreiro do Paço, entre le début de la Rua do Oro (Rue de l’Or) et la Rua dos Fanqueiros (Rue des Marchands de tissu), et où, aujourd’hui, passe sensiblement la Rua do Comércio. Sur le diptyque, on voit  la rangée d’immeubles qui se trouve du côté du Tage. C’est pourquoi, derrière ces immeubles, devait se trouver, à l’époque, la Rua da Confeitaria et, encore derrière, le Terreiro do Paço [aujourd’hui la Praça do Comércio, la grande place devant le Tage, NDT) et le fleuve.Àl’extrême gauche du premier tableau, on voit même la Place du Vieux Pilori.

Rua Nova dos Mercadores sur le plan actuel

La rue mesure 286 mètres de long sur 8 mètres de large. « Approximativement, 45 bâtiments se répartissaient de chaque côté. La majorité des locaux étaient en occupation multiple, avec trois, cinq ou six étages », peut-on lire dans le livre d’ Annemarie Jordan Gschwend, qui reconstitue la vie de cette rue.

La barrière de fer qu’on remarque sur le tableau a donné son nom à la Rua Nova dos Ferros (Rue Neuve des Fers), qui prolonge à l’est la Rua Nova dos Mercadores. C’est en-deçà de cette clôture que marchands, boutiquiers et banquiers pouvaient jouir d’un espace semi-privé pour leurs affaires : « L’artiste représente les interactions sociales dont la Rua Nova était le théâtre, et la concentration de marchands richement vêtus dans le style espagnol, avec leurs capes noires à la mode, à l’intérieur de l’enclos de fer et donc séparés des habitants moins fortunés, qui demeurent au-delà de cette frontière », trouve-t-on dans le livre.

Le rez-de-chaussée des immeubles était occupé par de nombreuses boutiques. En 1552, il y avait 11 librairies, où l’on pouvait  entre autres trouver des livres de mathématiques, et 20 boutiques de linge et de textiles, où l’on vendait des tissus de velours, soie, damas, taffetas venus d’Europe, d’Inde et d’Extrême-Orient. En 1581, un an après l’accession au trône de Philippe II d’Espagne, il y avait six boutiques spécialisées dans la porcelaine Ming, neuf « pharmacies » qui vendaient des « produits médicinaux », dont quelques uns importés d’Asie, tels que les bézoards (sortes de calculs qui se forment dans l’estomac des ruminants), ou des cornes de rhinocéros. Enfin, des ateliers de tailleurs, culottiers, bonnetiers ou passementiers.

Cette dynamique urbaine résultait du développement du réseau commercial qui venait d’être constitué (entre 1500 et 1521, le roi Manuel Ier envoya 237 navires vers l’Inde), et de la croissance d’une population de plus en plus mélangée. On sait par un témoignage qu’en 1551, 10% des 100 000 lisboètes étaient noirs. Dix-sept ans plus tard, Lisbonne comptait 150 000 habitants, parmi lesquels les minorités les plus nombreuses étaient les esclaves noirs et indiens. En 1578, près de 20% des 250 000 habitants étaient noirs.

« Les tableaux confirment que Lisbonne abritait une véritable mixité raciale, qu’y fourmillaient des populations très différentes, de nombreux noirs, qu’on y trouvait des produits exotiques en abondance », dit Henrique Leitão au Público, ajoutant qu’une des surprises du livre est l’information qu’il contient sur ce qui se passait à l’intérieur des maisons de la Rua Nova dos Mercadores : « Les historiennes ont découvert une documentation fantastique. Surtout les inventaires des particuliers. Cela est très important dans la mesure où nous voyons ce que les gens détenaient chez eux. La grande surprise est que les maisons regorgeaient de produits exotiques. Jusqu’à présent, on supposait que la consommation ou la possession de produits exotiques était réservée aux riches. Mais on finit par se rendre compte que ces produits étaient plus que banals. La porcelaine chinoise ou les tissus indiens se trouvaient un peu partout. »

On sait maintenant qu’il était permis aux commandants de navires et même aux marins de faire un « petit commerce », afin de gagner un peu plus d’argent. Cette débauche  de biens venus d’Orient est aussi exposée par l’historien de l’art Hugo Miguel Crespo, du Centro de História da Universidade de Lisboa, qui, au chapitre sur le contenu des demeures de la Rua Nova dos Mercadores, remarque que des clients riches comme Théodose I, duc de Bragance, achetaient davantage de produits de luxe européens, plus rares que les produits asiatiques.

Toute cette richesse transparaît dans les bâtiments qu’on voit sur le diptyque. Les rois successifs, à commencer par Jean II, financèrent les transformations de cette fameuse rue. Pour Annemarie Jordan Gschwend : « Manuel Ier a essayé de bâtir une ville plus régulière. C’est pourquoi il a ordonné que les comptoirs de bois médiévaux soient retirés. La rue est devenue plus large et a été pavée. Cette rue portait un message. Le roi et la ville y investissaient. Lisbonne devait avoir une grande rue commerciale. La rue apportait de l’argent, des impôts, du commerce ».

Ensuite, l’histoire a continué : après Philippe III, Lisbonne commença à perdre son importance, les routes maritimes se modifièrent et le tremblement de terre de 1755 transforma pour toujours la cartographie de la ville. « Le marquis de Pombal a tout reconstruit à partir de zéro et a imposé un nouvel ordre architectural », explique Annemarie Jordan Gschwend , ajoutant que la Rua Nova dos Mercadores « a été remplacée par d’autres rues commerciales. De cette époque demeurent des documents, des objets et ce diptyque figurant une rue qui était la “ la Cinquième Avenue de son temps”. Et qui constitue une mémoire visuelle rare de cette Lisbonne « mondialisée ».

par Nicolau Ferreira, Público, 10 décembre 2015 (article traduit du portugais par Mireille Perche)

POUR COMPLETER LA LECTURE /

Le Museu da Cidade à Lisbonne a réalisé des maquettes de la ville avant le tremblement de terre de 1755 : voir la vidéo

https://www.publico.pt/multimedia/video/como-era-lisboa-antes-do-terramoto-de-1755-634262214185312500

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28 novembre 2011

LES TEMPS QUI CHANGENT

 Primitivos-rostos+logo_net

Les temps qui changent

Sous le signe de l’humanisme,

la fin de la Renaissance dans la peinture portugaise

par Joaquim Oliveira Caetano[23]

 

(Article publié en 2010 dans le catalogue de l'exposition Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, traduit du portugais par Mireille Perche)

 

Images du changement 

En 1541, Francisco de Mendanha écrivait, à propos de la Pentecôte peinte par Vasco Fernandes six ans auparavant, que c’était « très original, comme peint de la main d’un autre Apelle ». Et après avoir décrit la peinture, il remarquait avec une ironie toute érasmienne que « si les bienheureux apôtres s’étaient comportés ainsi en ce saint jour de Pentecôte, les juifs incroyants auraient pu les prendre pour des hommes pris de boisson »[24]. Vasco Fernandes a signé l’œuvre, comme on le sait, dans la forme latinisée de « Velascus », et a créé une composition rigoureuse, classiciste, où les figures s’agitent avec exaltation, au milieu de nombreux livres, papiers et instruments d’écriture. L’œuvre convenait à un monastère en train de vivre le moment glorieux d’une réforme des études, sous l’égide de Frei Brás de Barros, et patronnée par le roi Jean III lui-même. La chapelle pour laquelle l’artiste avait peint sa Pentecôte honorait le rôle joué par le roi dans cette réforme humaniste, qui avait transformé le couvent en un centre de culture Renaissance où il était « exclu de parler dans une langue autre que le grec ou le latin », nous dit le même Mendanha. Et il faut reconnaître que le peintre s’était efforcé de mettre en image les préoccupations de ces moines, transformant le groupe de la Pentecôte en un cénacle studieux, où le thème de la descente de la grâce divine sur les premiers membres de l’Eglise devient un programme pour ses continuateurs, faisant de l’étude un élément essentiel de l’expansion de la foi, ce qui prend un sens très précis dans la conjoncture humaniste du monastère. Sa commande suivante (les grands panneaux latéraux de la cathédrale de Viseu, aujourd’hui au musée Grão Vasco), réalisée sous l’autorité de l’évêque D. Miguel da Silva, « antiquaire » cultivé, italianisant et amateur de peinture, montre qu’il ne cessa jamais d’être sensible aux modèles d’ordre et aux citations classiques initiés à Santa Cruz (fig. 1).

Peu de temps après, Gregório Lopes se lançait dans une série de chantiers tout aussi décisifs pour son œuvre que pour l’histoire de la peinture portugaise. À une date non précisée, entre 1535 et 1540, il exécuta pour le couvent de Santos-o-Novo, appartenant aux Comendadeiras de Santiago, un retable de six panneaux représentant la Vie du Christ. C’était un travail important, d’autant plus que  Lopes était, depuis 1520, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, et que dans ce couvent résidait la mère du Grand-Maître de l’ordre, D. Jaime, qui utilisait ce couvent comme pied-à-terre lors de ses séjours à Lisbonne. Le plus  impressionnant, dans cet ensemble de panneaux, est la nouvelle situation spatiale des figures et leur nouveau rapport à l’espace. Il semble que l’artiste s’est appliqué, dans la majorité des tableaux, à placer les personnages sur des plans successifs, en augmentant la profondeur scénique de l’image, jusqu’à l’arrière-plan, au-delà duquel on entrevoit encore de nouveaux espaces. Une des peintures exposées, l’Adoration des bergers (cat. 107), est un bon exemple de ces préoccupations.

SON Ad 

Autre aspect intéressant de la peinture, que nous retrouverons dans l’œuvre de Lopes de ces années-là, est l’évocation de l’architecture, calquée sur ce que construisaient au Portugal, à la même époque, Jean de Castilho et autres. L’édifice du fond, en ruines, mais qui semble être en construction, suggère clairement l’architecture portugaise qui venait d’adopter les formes de la Renaissance. Là encore, comme dans la Mise au Tombeau (cat.112) ou dans la Résurrection, on retrouve le motif du tombeau du Christ.

SON Mise au tombeau

Comme on peut le voir dans la réflectographie infrarouge (fig. 2 et 3), il n’en était pas ainsi à l’origine. Dans la première version, l’architecture prévue était très différente de celle de la Résurrection et comportait deux corniches droites et des pilastres, modifiés ensuite pour se rapprocher du motif qu’on trouve dans la Résurrection. Ce souci de la cohérence historique et narrative est nouveau dans l’histoire de notre peinture et reflétait certainement le poids toujours plus grand des préoccupations humanistes dans la culture portugaise du temps. Lopes montre, au cours de ces années décisives de la décennie 1530, de nouveaux intérêts dans sa peinture, moins de recettes et davantage de recherche sur l’espace pictural, une plus grande attention à sa cohérence et une tendance évidente à marquer sa peinture d’éléments « à la romaine », dans les architectures, l’orfèvrerie, les armes, souvent fortement présentes, comme dans la Résurrection, dans ce retable.  En même temps, il remplit les arrière-plans de groupes de petites figures, à la pointe du pinceau, et, par de petits empâtements de couleurs, il y crée une impression très intéressante de mouvement dans la distance, ce qui à l’évidence lui plaît puisqu’il le répète (fig.4).

Cette mutation dans l’œuvre de Lopes est clairement visible dans les travaux qu’il réalise pour Tomar, entre 1536 et le début de la décennie  suivante. Les premiers sont des commandes pour la Rotonde du Couvent du Christ, destinées aux autels situés sous les grands panneaux manuélins. Elles s’inscrivent dans une réforme profonde de l’Ordre, sous l’égide royale et le gouvernement spirituel de Frei António de Lisboa, et trouvent leur expression architecturale avec  l’œuvre de João de Castilho. Frei António avait pleinement conscience des liens entre les formes artistiques et son action réformatrice. Peu de temps auparavant, il avait fait refaire toute l’ornementation gothique pour la remplacer par des œuvres Renaissance. Mais ce qui est le plus intéressant dans le travail de Lopes pour la Rotonde, c’est la forme avec laquelle il va travailler la perspective, en l’articulant avec le point de vue du spectateur. Étudiant le placement des images dans le difficile espace qui leur était réservé, il les exécute de manière à ce que la perspective soit évidente, quel que soit l’angle sous lequel on aborde l’image. Cela est visible dans toutes les peintures, mais particulièrement évident dans le cas du Saint Sébastien du Musée national d’art ancien (cat. 104).

L’observateur découvrait ce panneau en avançant le long du couloir en forme de déambulatoire qui entoure l’autel de la Rotonde du Couvent du Christ, à Tomar ; le tableau est composé pour être regardé dans la trajectoire de circulation. Vue sous cet angle, la composition du Saint Sébastien se comprend mieux, comme on peut le vérifier si on examine le panneau sous un angle de 45° : la relation des figures entre elles, et surtout la composition, dans sa relation avec l’arrière-plan, prend un tout autre sens. Du coup, les bourreaux visent précisément le saint, la place devient plus régulière, le bâtiment circulaire de trois étages se redresse (presque comme une anamorphose), le socle du saint, qui vu de face semble trapézoïdal, prend de la régularité, et, surtout, on comprend le jeu du double point de fuite – à l’extrémité de la place, on voit le tableau du côté droit ; sous la perspective du martyr, on observe la peinture depuis la gauche. Apparaît alors une œuvre qui joue savamment avec les illusions visuelles, à l’intérieur des perspectives proposées à l’observateur de l’œuvre dans le lieu pour lequel elle a été peinte ; ainsi, ce qu’on a pris pour du manque d’habileté, ou pour de subtiles tentations « anticlassiques », apparaît comme un parti pris dont le classicisme n’est pas à mettre en doute, accompagné d’un jeu sur la perspective et une attention au point de vue de l’observateur incontestablement Renaissance.

Pour Lopes, le système perspectif n’est pas subordonné à un point de vue, mais plutôt à deux : il place l’observateur non au centre du tableau mais aux deux endroits où s’établit le contact visuel avec l’œuvre, puis il  harmonise les autres éléments de la peinture avec cette vision, par des distorsions savamment calculées des éléments d’architecture de l’arrière-plan et des principales lignes de fuite du panneau. L’analyse détaillée du socle sur lequel est placé le saint montre l’effort de Lopes dans la recherche de ces effets, à travers les nombreux repentirs et études préparatoires. Une telle recherche aboutit au meilleur résultat. Lopes construit un trapèze, pour que l’observateur, quel que soit l’endroit où il se place, ait l’idée d’un carré parfait ; il parvient même à lui donner l’illusion d’être toujours face à un carré, même lorsqu’il se déplace devant ce carré.

Il est difficile, dans l’état actuel des connaissances sur Gregório Lopes, de se faire une idée de sa formation et de déterminer s’il trouvait des solutions pragmatiques à une question pratique ou si sa compétence provenait de la fréquentation de traités de perspective. Quoi qu’il en soit, les tableaux de la série de Tomar montrent l’artiste attentif à divers problèmes d’optique, qui n’étaient pas soulevés par un simple travail empirique (fig. 5).

Les tableaux de l’église de Saint-Jean-Baptiste, également à Tomar, réalisées vers 1540, éclairent aussi cette nouvelle période de l’artiste. J.A. Seabra Carvalho[25] a été le premier à relever un passage important dans les Annales de Jean III de Frei Luis de Sousa, où on peut lire : « Sur l’administration de Tomar, il faut voir deux lettres que Son Altesse écrivit cette année là [1541] au Prieur [Frei António de Lisboa] dans lesquelles il évoque le retable de l’église de Saint Jean, avec une délicatesse qui montre bien le goût qu’il avait pour de semblables œuvres ». C’est une référence très importante pour la datation des  peintures, et aussi pour l’identification de deux des principaux intervenants dans le processus, Frei António et le roi lui-même, et qui montre donc le grand intérêt que ce dernier avait pris  dans le programme, intervenant avec « délicatesse ». Lopes répondit fort bien à cet intérêt royal, et les six peintures qui sont parvenues jusqu’à nous dans l’église montrent le raffinement que le peintre a mis dans son œuvre. Des tableaux comme Le Banquet d’Hérode ou La Dernière Cène (cat. 106) sont riches en détails qui nous informent sur la vie et le rituel de la cour, tels que les contemporains pouvaient les reproduire dans leurs propres demeures. Mais elles nous donnent aussi des indications sur d’autres préoccupations que nous avions déjà rencontrées dans les tableaux de la Rotonde. L’usage accentué et rébarbatif d’éléments décoratifs Renaissance dans les orfèvreries, pleines de motifs à l’antique, frontons à coquilles et portiques sculptés rappelle l’art de Nicolau de Chanterene et quelques autres expériences Renaissance de Tomar et d’Évora, toujours suivies de près par Jean III[26]. L’arrière-plan de la Décollation de Jean Baptiste (cat. 105) est extrêmement intéressant de ce point de vue, car on y voit une cité idéale, telle que pouvait se la représenter Jean III – palais à loggias et balcons soutenus par des colonnes composites, et un grand bâtiment circulaire, sorte de Rotonde version Renaissance, dont le portail nous renvoie directement à la façade de l’église de Graça à Évora, que le roi avait choisie pour son mausolée commandé à Miguel de Arruda et Nicolau Chanterene dix ans auparavant. Les géants assis sur des sphères de la façade viennent de descriptions littéraires et de chroniques contemporaines : Lopes les place dans ses œuvres, soit ici, soit plus tard dans le Calvaire du monastère de Valverde (cat. 110).

La Cène de Tomar (cat.106) est un des exemples les plus intéressants des nouvelles préoccupations de Lopes en matière de représentation spatiale. Derrière les apôtres répartis autour de la table, le fond est composé d’une série de rectangles orthogonaux quasi « poussiniens », où les éléments d’architecture sont accentués par la projection d’ombres qui définissent une géométrie rigoureuse. L’oculus qui projette sa lumière perpendiculairement au mur résume la géométrie à laquelle l’artiste est attaché et qui, par ailleurs, trouvait une expression littéraire à l’époque, avec des auteurs comme Jerónimo Cardoso, Monzón ou Francisco de Holanda. C’est exactement le même schéma qui est utilisé dans la Messe de saint Grégoire, autre panneau du même ensemble. Ces préoccupations spatiales ne se résolvent pas par la définition de perspectives  ou par la géométrie. Le spectacle biblique de la foule dans La Récolte de la Manne permet à Lopes, tenant compte des principes de l’optique euclidienne, d’étudier les proportions de la figure humaine, et la définition optique, dans sa relation avec l’éloignement. Partant d’un premier plan (même précédant les figures principales), presque jusqu’à l’infini, Lopes fait de la peinture une méditation sur le problème de l’échelle dans la distance, représentant des figures de presque un mètre de hauteur jusqu’à des figures minuscules, en passant par de multiples degrés intermédiaires.

Voilà le type de préoccupation complexe et véritablement novatrice qui semble dominer les dernières années de la déjà longue carrière du peintre du roi Jean III. Encore à Tomar, Lopes peint pour la Miséricorde une représentation du Miracle eucharistique de saint Antoine, connu comme « miracle de la mule » (cat. 131). On peut imaginer qu’un tel thème, peu usuel dans les Miséricordes,  avait été suggéré par Frei António de Lisboa ; quoi qu’il en soit, ce qui est intéressant dans la peinture c’est encore la recherche spatiale. Lopes creuse un espace profond qui va du ciboire placé à l’avant des figures jusqu’à la cité du  fond, où un aqueduc prolonge la perspective. Entre les deux, l’artiste reprend la même foule que dans la Récolte de la Manne, créant une atmosphère de tumulte où l’on sent la frayeur des spectateurs du miracle qui se contorsionnent et montrent des visages expressifs, où la dispersion de la couleur et la dureté des ombres accentuent le théâtre des passions. Voilà le type de leçon que donne Lopes, dans la manière de regrouper les figures,  de disperser les couleurs et de caractériser finement les visages, qui sera repris par les peintres de la génération suivante comme Contreiras, le Maître d’Abrantes ou Francisco de Campos.

Après Tomar, Lopes poursuivra, avec deux chantiers à Évora, le même type de recherche plastique. Engagé par le cardinal D. Henrique pour réaliser trois peintures pour l’autel du petit monastère de Valverde, à deux lieues de Évora, le peintre va se trouver devant le même type de difficultés spatiales qu’à la Rotonde de Tomar, en raison de l’exiguïté et de la disposition des lieux, un édifice de plan centré, avec trois petites chapelles ouvrant sur le tambour central supporté par de fines colonnes de marbre blanc, dessinées par Miguel de Arruda et Manuel Pires, peu avant 1544, date des peintures[27]. Dans ces trois œuvres conservées aujourd’hui au Musée de Évora, est évident le souci de Lopes de construire un espace pictural qui donne l’illusion de prolonger dans les chapelles sa profondeur minuscule. Dans l’Adoration des bergers, il se sert du grand portique Renaissance, derrière lequel des arcades en perspective augmentent la profondeur ; dans la Résurrection, il utilise la diagonale du tombeau vu en perspective à droite ; et dans la peinture centrale, le Calvaire (cat. 110), que le spectateur en entrant peut voir dans l’axe du bras du transept qui marque le plan de l’église et joue presque le rôle d’un narthex intérieur, l’artiste essaie délibérément des solutions favorisant ce fameux prolongement spatial qui semble être l’essentiel de ses préoccupations.  On connaît depuis 1999 l’existence dans le dessin sous-jacent[28], à droite du panneau, d’une grande figure de soldat romain (Longin), portant une belle cuirasse armoriée et un casque à plumes, et tenant une lance (fig. 6 et 7). Lopes avait abandonné cette belle figure pour la replacer à une distance improbable à la base du panneau, et laisser se déployer un espace peuplé de figures et d’architectures sur trois registres, le premier marqué par une fortification circulaire, le second par un bâtiment orné de tours, où il reprenait, comme il avait fait à Tomar, le portail de l’église de Graça à Évora, avec ses géants, et le dernier, déjà bleuté par la distance, représentant les maisons enchevêtrées de Jérusalem, qui se perdent dans le paysage jusqu’à se confondre avec l’obscurité du ciel. Il semble évident, compte tenu de ce qu’était l’œuvre de Lopes à cette époque, que la modification a été due surtout à son souci d’harmoniser l’espace pictural avec l’espace architectural, chose qui, même dans la peinture européenne de la Renaissance, n’est pas courante.  

La dernière œuvre de Lopes présentée dans l’exposition est une immense peinture du Musée d’art sacré de la cathédrale de Évora. Elle représente la Résurrection du jeune homme (cat.114), et faisait partie du retable de la Vraie Croix de la cathédrale de Évora, dont le musée conserve les quelques petits panneaux restant, dans divers états de conservation. C’est à nouveau une accumulation de figures, dans une composition presque éclatée et un rapport très particulier avec l’espace architectural, organisation qui sera reprise plus tard dans une peinture très abîmée du Musée de Olivença, représentant la Résurrection de Lazare

Un autre peintre de Ferreirim, Garcia Fernandes, réalise en 1537 un grand retable pour le couvent lisboète de la Trinité. Ce couvent traversait une phase importante de son histoire : il s’était vu conférer, en 1534, la priorité ibérique dans le rachat des prisonniers et s’était engagé dans de grands travaux de rénovation architecturale patronnés par l’influent Pêro de Alcáçovas Carneiro, qui avait même peut-être financé le retable. Avec quelques dommages sur certaines peintures, tout l’ensemble appartient aujourd’hui au MNAA et figure dans cette exposition (cat. 121 à 128).

GF Trindade GF  GF Resurr

GF Pres  GF Transfig Trindade  GF Ascenção Trindade

GF Trindade Baptême Ch                                                            GF Pentecostes Trindade

Trindade entier

Ces panneaux immenses, dont deux, la Transfiguration et la Trinité, sont encore plus grands que les autres, forment un ensemble qui se distingue des modèles manuélins non seulement par la monumentalité mais aussi parce qu’il abandonne le schéma narratif de la séquence horizontale et assume une verticalité décisive accentuée par la hauteur et surtout par la séquence de représentations du Christ (Transfiguration, Résurrection, Ascension), qui créent des axes ascensionnels vers la Trinité dans la cour céleste, dans une répétition importante tant du point de vue iconographique que du point de vue plastique[29]. Les modèles architecturaux sont incontestablement classicisants et la Transfiguration semble même faire écho au célèbre tableau que Raphaël n’avait pas achevé (et qui ne sera gravé qu’en 1538). Mais le plus intéressant dans cette grande composition est peut-être la façon dont la figure commence à se simplifier et à se débarrasser des ornements narratifs, et dont la peinture s’autonomise, prenant le pas sur les fonds qu’ils soient de paysage, comme dans le Baptême, ou neutres, comme dans la Transfiguration. Cette recherche de ce que Holanda appellera « le dépouillement » (o despejo), ce vide autour de la figure humaine qui lui confère une plus grande autonomie et une suprême dignité, est fortement présente ici et est, dans notre peinture, un signe évident de modernité, dont on retrouvera la trace quelques décennies plus tard dans la peinture de maîtres bien plus jeunes comme António Nogueira, par exemple (musées de Beja et de Ferreira do Alentejo). Si nous comparons cette Résurrection avec celle que Fernandes avait exécutée l’année précédente pour Vila Viçosa, nous pouvons constater l’immense chemin parcouru, car la même composition revient, mais transformée par une nouvelle spatialité qu’on ne peut pas se contenter d’attribuer à la taille des panneaux. C’est une nouvelle articulation avec le paysage qui se déploie au fond, nettement différente du plan de la figuration, excluant toute lecture bidimensionnelle de l’image (fig.8).

Le temps de l’humanisme

Quelque chose avait changé dans la culture portugaise, et bien sûr dans la culture visuelle, pour que certains des maîtres les plus intellectuels, au bout d’une longue carrière, paraissent disposés à un effort de modernisation. L’esprit de ce changement était évident, même aux yeux des contemporains. Les réformes dans l’enseignement et l’organisation des ordres religieux, poussées par une série d’humanistes de la génération du roi, et soutenues par lui, virent leur apogée dans les années 1530, et utilisèrent explicitement le langage du classicisme et la référence à l’Antiquité, dans la sculpture, avec Nicolau Chanterene et Ruão, dans l’architecture, avec Castilho, Miguel de Arruda et Torralva, et dans la peinture avec les maîtres disponibles, dont la formation était nationale. Un des spectateurs privilégiés de ce changement, et qui contribua d’ailleurs à l’accélérer, le situe dans la seconde moitié des années 1530, lorsqu’il part pour l’Italie (1538-1540) : « Je fus le premier dans ce royaume à louer comme parfaite l’Antiquité, et à ne rien y voir de mieux […]. Savoir cela me fit désirer de voir Rome, et quand j’en revins, je ne reconnus plus ce pays et je n’y trouvai aucun sculpteur ni peintre qui ne dise que l’antique (ce qu’ils nommaient mode d’Italie) était mieux que tout » (Francisco de Holanda, Da Pintura Antiga, I, 13). Holanda trouvait injuste de ne pas se voir reconnaître la paternité de l’innovation, mais il est évident que le portrait qu’il trace montre une conjoncture artistique en pleine mutation, tout aussi perceptible pour celui qui la vivait que pour nous aujourd’hui à travers les œuvres qui nous sont parvenues. Plus précis encore est le portrait que nous a laissé André de Resende, antiquaire et humaniste, ami d’Erasme et de Luis de Vives, et personnage influent dans ces années d’ouverture culturelle qui furent celles du règne de Jean III. À propos de l’ouverture de l’université en 1534, Resende montre un sens de l’histoire typique de la Renaissance et commente le projet joannin de modernisation de l’enseignement, de la culture et de la société portugaises, en accord avec la rénovation européenne : « Ô savantissimes professeurs, sur qui repose la tâche d’instruire les jeunes, j’implore votre bonne foi pour que vous ne tolériez plus que les beaux esprits continuent à être obscurcis par une ignorance déplorable, surtout maintenant que toute l’Europe renaît à la culture et qu’il n’y a pas de pays, même ayant été barbare, qui n’aspire à la félicité d’un siècle particulièrement érudit. Et cela grâce aux bons maîtres qui ont accepté de faire appel à d’autres pour enseigner la jeunesse. Et s’il se rencontre par malheur de vieux maîtres qui pour dissimuler leur incompétence s’obstinent à refuser que les jeunes apprennent ce qu’eux-mêmes n’ont pas appris, que les magistrats passent outre l’opposition de ces tyrans des lettres en attirant de savants professeurs par des salaires appréciables. Je pourrais citer plus d’un exemple de cet état d’esprit : il se rencontre non seulement en Italie, berceau des études, mais aussi en France, en Angleterre, en Allemagne et jusqu’en Dalmatie, terre étrangère et barbare entre toutes. Si ces exemples, parce qu’ils viennent de l’étranger, ne nous touchent pas, nous pourrions au moins regarder nos voisins, dans un face-à-face dont l’imitation  devrait nous tenter »[30].

Resende était un de ces humanistes portugais qui, à cette époque,  influença la culture et le goût de la cour et des artistes qui l’entouraient. João de Barros, si proche du roi que celui-ci lui corrigeait ses manuscrits, dans Ropica Pnefma (1532), puis dans Panegírico à Infanta Dona Maria (1535), disserte sur les concepts d’Ordre et de Grâce. Peu après, au début des années 1540, le prédicateur du roi  Francisco de Monzón inclura dans ses Espelhos de Príncipes (Miroir des princes) des chapitres sur la peinture, la sculpture, l’architecture et la gravure, qui peuvent être considérés comme les premiers du genre au Portugal, un peu comme ce que Balthazar Castiglione fera avec son fameux Livre du courtisan (1528), dédicacé au portugais D. Miguel da Silva, livre qui fut diffusé au Portugal dans la traduction espagnole de Boscán dès 1540. En 1542, fut publié à Lisbonne (peut-être deux fois) Medidas del Romano (Mesures romaines), de Diego de Sagredo, popularisant ainsi le texte de Vitruve que Jean III avait fait traduire par Pedro Nunes.

Nous croyons que c’est surtout sous la pression de ces idées constamment répétées, formant ainsi le goût des nobles, lettrés et artistes, qu’avança la pratique architecturale et l’expérience décidément classique de maîtres comme Chanterene ou Ruão, pression médiatisée par la gravure ou l’importation d’œuvres, et que l’art portugais adhéra aux valeurs du classicisme, ou, comme on disait à l’époque, au « modèle d’Italie », une Italie toutefois bien distante. Si nous entendons le phénomène comme étant de pure importation, ou si nous comparons la copie et le modèle, il est clair que ce qui se passe dans les arts portugais entre 1530 et les années 1560 démontre la fragilité des ces références à l’Italie. Mais si nous tenons compte du fait que les maîtres portugais s’engagèrent sur une nouvelle voie par leurs propres moyens, sans contact direct avec l’Italie,  à partir d’une formation tardo-médiévale, alors nous devons constater que leur parcours se révèle plein de vigueur, capable d’innovation au sein d’une conjoncture pourtant difficile, et qu’ils ont su répondre aux aspirations spirituelles, culturelles et esthétiques d’une époque en profonde mutation. L’art de l’humanisme portugais a su travailler, sur des bases moins solides que l’humanisme littéraire, philologique et pédagogique, une réalité qui maintiendrait l’essentiel – l’adoption d’un code fondé sur l’ « antique »[31].

Nouveaux acteurs

À l’époque où il discutait avec Gregório Lopes des panneaux de la Rotonde de Tomar, Frei António de Lisboa, visitant la ville de Ega, constata que l’église avait besoin d’un nouveau retable pour le maître-autel « bien ouvragé et peint de bonnes peintures évoquant Notre-Dame de Grâce […] et ainsi le dit père Fr. António ordonne que cela soit fait d’ici un an »[32]. Diogo de Contreiras fut choisi comme peintre, et le retable qu’il réalisa est exposé ici (cat. 133). Il  présente au centre Notre-Dame de Grâce, Vierge à l’Enfant, assise sur un trône décoré avec des trophées à l’antique, et un donateur portant l’habit de l’ordre du Christ. Les panneaux latéraux représentent la Chute de Simon le Mage et la Conversion de saint Paul. Le dernier panneau, dont on sait qu’il couronnait le tout et existait encore au XVIIIe siècle, a été perdu. On y voyait le Père éternel, les armes royales et la croix de l’ordre du Christ. La figure agenouillée est celle du commandeur de Ega, commanderie principale de l’ordre, poste occupé par D.Afonso de Lencastre, orgueilleux personnage de la cour de Jean III, qui fut alcalde de Óbidos et par deux fois ambassadeur à Rome. L’iconographie des peintures était plus ou moins influencée par les peintures murales qui se trouvaient déjà là, et qui furent décrites en 1508 comme représentant la Vierge à l’Enfant entourée de saint Pierre et saint Paul et surmontée de la Cinquième Douleur. Ce panneau avait disparu, pour être remplacé par le Père éternel. Pour représenter Pierre et Paul, on avait choisi deux épisodes hagiographiques d’importance, la dispute entre Pierre et Simon le Mage et la conversion de saint Paul. Les deux épisodes, outre le parallèle entre les deux chutes, l’une rédemptrice, l’autre fatale, présentaient, dans le contexte de la réforme érasmienne, une curieuse particularité. Saint Paul était, comme on sait, un des piliers de la spiritualité hiéronymite, dont relevait le réformateur de l’ordre du Christ, et un des points de référence de l’humanisme chrétien de tendance érasmienne, dont Frei António n’était pas éloigné, puisqu’il avait acquis pour Tomar les livres du maître de Rotterdam, et que sa familiarité avec Frei Brás de Barros ou Diogo de Murça ne laissait pas beaucoup de doute sur sa formation. Que le peintre  -ou le commanditaire – ait choisi, pour illustrer la vie de saint Pierre, la chute de Simon le Mage, renforce le caractère érasmien de l’ensemble, car la victoire de Pierre sur Simon symbolise la victoire de l’Eglise pure sur la dévotion intéressée, la lutte contre la simonie, qui tire son nom de ce mage, ayant été un cheval de bataille des réformés. Tant Frei António de Lisbonne, grande figure de la réforme joannine des ordres religieux, que D. Afonso, par l’expérience qu’il avait des turbulences autour de la papauté, devaient être prêts à comprendre le message de ce choix thématique. Dans la première phase de  l’œuvre connue de Contreiras, ce triptyque se détache. Il fait preuve d’un grand savoir-faire dans la représentation de la profondeur – saint Pierre et saint Paul de trois quarts, axe des bras du fauteuil, dans le panneau de la Vierge –  et la lumière, chaque fois plus intense et plus plastique, devient une élément de richesse dramatique, sans équivalent dans la peinture portugaise contemporaine. En même temps, la palette, où contrastent les rouges vermillon et les verts bleutés, mêlés à du blanc ou à une pointe de jaune, malgré une gamme de couleurs toujours limitée, se transforme en un puissant outil de création, qui bouscule le regard. Avant 1540, Contreiras avait déjà largement dépassé les peintres de la génération manuéline à laquelle il appartenait, et son évolution ultérieure le poussera sur des chemins expérimentaux chaque fois plus audacieux (fig. 9 et 10).

La première référence à Diogo de Contreiras apparaît en 1521, où est documentée sa participation à l’exécution de bannières pour l’entrée solennelle à Lisbonne du roi Manuel Ier et de la reine Éléonore, sa troisième femme. Il y avait eu des fêtes grandioses, mises en scène par Gil Vicente avec l’aide de peintres comme Jorge Afonso, Álvaro Pires, Diogo Gonçalves, Martins Fernandes et Fernão de Oliveira, Pedro de Abreu et le sculpteur Pedro de Frias. Contreiras devait être assez jeune, car ce n’est ensuite qu’en 1536 que son œuvre sera à nouveau documentée. Cela étant, à partir de cette date et jusqu’à sa mort, probablement en 1562 ou 1563, son activité est constante, dont il demeure plus de 50 œuvres, faisant de sa production l’une des plus importantes dans la peinture portugaise du XVIe siècle.

Les années 1540 sont particulièrement actives pour Contreiras car, outre le retable de Ega, il peint un grand retable pour la collégiale de Ourém, aujourd’hui perdu, et un autre pour Unhos, tous deux commandés par le duc de Bragance ; un autre pour le couvent des Bernardines d’Almoster et encore un pour S.Bento de Castris, appartenant au même ordre. De cette époque datent aussi des peintures dispersées comme la Mort de la Vierge, au musée des Beaux-Arts de Valence, ou les six panneaux appartenant à la collection du comte Rilvas, dont trois sont exposés ici (cat. 134 à 136). Ils représentent une Lamentation sur le Christ mort, les saints Benoît et Laurent, et une Lapidation de saint Etienne. Dans la collection d’un autre héritier se trouvent une Annonciation, une Chute de saint Paul et une Sainte Trinité, qui complètent cette intéressante série. Les deux saints, Laurent et Benoît, se détachent sur un fond de paysage où dominent les tours et les escaliers monumentaux d’une ville à moitié en ruines, peinte à grands traits de pinceau où le blanc domine sur la masse de couleur. Des figures canoniques, qui reprennent les modèles caractéristiques du peintre, avec leurs visages ovales, aux yeux ronds et à la bouche petite, dont le peintre ne s’éloignera presque pas pour les personnages de saints les plus vieux. Dans les deux autres tableaux, le dessin nerveux empiète sur l’application des couleurs, surtout dans l’utilisation de petites touches du rouge lumineux  caractéristique de l’artiste, créant des points qui jaillissent de la monochromie des verts terreux. La couleur, chez Contreiras, est utilisée sur un mode presque abstrait, avec des jaunes lumineux et des rouges intenses qui, distribués par points, conduisent le regard à travers une masse tonale plus ou moins unifiée, comme on le voit dans la Prédication de saint Jean Baptiste du MNAA, où une espèce de zigzag rythmique renforce le mouvement de la composition.

D

Avec ce tableau (cat. 132), qui correspond à une seconde commande de 1552-1554 pour le couvent de S.Bento de Castris, nous sommes en présence d’une œuvre exceptionnelle, incontestablement une des œuvres fondamentales de la peinture portugaise du milieu du XVIe siècle, par l’agilité du dessin, le jeu particulièrement bien venu des oppositions chromatiques, la magnifique composition et, enfin, la dramatisation géniale de l’ambiance et des interrogations des auditeurs qui, face à la prédication apocalyptique du saint se demandent, entre peur et épouvante « Que devons-nous faire ? » (Luc, 3, 10).

Mais ce n’est pas seulement dans la composition générale de ses tableaux que Contreiras montre une virtuosité extraordinaire. La caractérisation des visages, qui traduit la diversité et la profondeur des passions, l’alternance rythmique des couleurs des draperies, qui produit comme une rime chromatique, procédé habituel de notre artiste, l’entassement de petits groupes, la beauté de la couleur des chevelures, comme celle de la jeune mère qui tient son enfant tourné vers le spectateur, le travail diaphane des fonds – « fonds de coton », comme disait Reinaldo dos Santos  – et enfin l’ambiance orageuse donnée par les sombres nuages, tout cela dramatise la scène, montrant que le peintre est bien une des personnalités artistiques les plus capables du milieu du siècle, explique son influence sur toute une série d’autres maîtres (fig. 11).

Quoique l’œuvre de Contreiras ait pu être confondue avec celle des dernières années de Gregório Lopes, il est probablement, parmi les peintres de sa génération, un de ceux à avoir pris le plus de distance avec le peintre du roi Jean III. En revanche, chez un peintre comme le « Maître de Abrantes », l’influence de Lopes est évidente. Le nom lui vient du retable de la Miséricorde d’Abrantes, peint au milieu du XVIe siècle, composé de six tableaux qui représentent l’Annonciation, la Visitation et la Nativité (cat.109), La montée au Calvaire, la Crucifixion (cat.111) et la Mise au tombeau (cat. 113). L’influence de Lopes est visible dans les compositions, mais la complexification de l’espace tend vers une instabilité étrangère à la peinture de Lopes, les poses sont plus artificielles et les figures plus hautes. La couleur devient plus acide, en perdant la vibration tant recherchée par les peintres des générations antérieures, y compris Contreiras, en même temps que la liberté du pinceau produit une autonomie technique caractéristique du maître, ou en tous cas de l’ensemble en question, car la technique est plus conventionnelle dans les autres œuvres qui lui sont attribuées, comme l’Adoration des mages et la Circoncision du MNAA (cat. 130), ou la Nativité du musée de Évora. Ce qui ressort de cet immense tableau est, d’une part, la complexité de la composition et le goût pour un baroquisme dans lequel l’expressivité des gestes des personnages se conjugue avec un traitement monumental de l’architecture des fonds et un artificialisme délibéré dans le traitement des tissus qui s’envolent et s’enroulent dans des volutes de lumière et d’ombre purement décoratives (fig.12). D’autre part, le goût que Lopes manifestait, dans sa dernière période, pour la représentation de types populaires de bergers, devient ici un expressionnisme quasi caricatural dans les visages, que reprendra plus tard le flamand Francisco de Campos, avec qui ces tableaux ont une légère proximité. S’il y a des figures et des modèles de composition faciles à associer aux tableaux d’Abrantes, il nous semble que les différences significatives dans la manière de poser les couleurs appellent une redéfinition de la personnalité artistique de ce maître, qu’on aimerait associer à celle, méconnue, de Cristóvão Lopes, fils de Gregório et son continuateur dans la charge de peintre du roi en 1550. Si on ne peut rien lui attribuer avec certitude, la chronologie et la proximité avec ce peintre s’accommodent bien de l’hypothèse.

Un autre grand tableau des collections du MNAA indique l’influence de Lopes, le Jugement dernier, ou Jugement des âmes (cat. 137).

Julgamento das almas

La liberté du pinceau, le sens de la couleur et l’utilisation des architectures placent l’œuvre dans le domaine des épigones de Lopes, pour les quelques similitudes avec les panneaux d’Abrantes. L’œuvre, dont la composition est complexe, comporte un axe central marqué par les moments du Jugement, l’entrée au Paradis et à la cour céleste, autour duquel tournoient les âmes et aussi les saints qui entourent le trône du Christ ; elle est divisée en trois registres, esthétiques et iconographiques, où l’architecture sert à préciser le sens du tableau. Comme dans le Retable de la Trinité, le trône du ciel est gothique, ancien et « riche ». Les portes du Ciel sont marquées par un portique aux chapiteaux corinthiens, abondamment décorés de motifs « antiquisants » ; l’ordre ionique apparaît au Purgatoire et le toscan, ordre de la guerre, du feu et du niveau inférieur, est réservé à l’Enfer. Le discours des ordres – et de l’architecture – ne sert pas qu’à indiquer une époque mais est pris comme motif fondamental du discours narratif de l’image.

Se fondant sur la présence d’un homme qui porte une plume à écrire sur l’oreille et qui est emporté par un diable vers l’Enfer, et donc en l’associant à un humaniste, on a pu qualifier ce tableau d’anti-humaniste, interprétation à laquelle nous n’adhérons pas. Il nous semble au contraire que la présence des livres au Jugement et dans le pointage que les anges font de l’entrée des âmes au Paradis, peut s’interpréter comme une comptabilité spirituelle des actions terrestres qu’on fait dans les livres de raison, semblable à ce qu’on trouve dans les premières œuvres de l’humanisme portugais, la Ropica Pnefma de João de Barros, de 1532, dont on peut traduire le titre par « Du commerce spirituel ». La figure à l’encrier et à la plume derrière l’oreille en serait donc pas un humaniste mais plutôt un usurier occupé à noter les profits de ce commerce terrestre qui n’a pas d’utilité pour le salut, face à la comptabilité divine. C’est un thème récurrent dans l’œuvre de João de Barros, à la profonde résonnance érasmienne. Si on analyse globalement le tableau, on est impressionné positivement par la multitude des élus, et un certain dépeuplement de l’Enfer, ce qui semble indiquer la foi dans le salut de la majorité des hommes, concordant ainsi avec une lecture humaniste et érasmienne des Épîtres de saint Paul (fig. 13).

Cette œuvre est souvent associée à deux petits panneaux du MNAA, une Annonciation (cat. 138) et un Baptême du Christ (cat. 139), la première datée de 1549, ce qui fait qu’on évoque la plupart du temps un « Maître de 1549 ». La proximité dans le coloris et la manière d’appliquer les couleurs en coups de pinceau peu homogènes ont conduit à identifier cet ensemble d’œuvres, où on note cependant de nombreuses dissemblances, y compris dans le dessin sous-jacent. La liberté du dessin dans les deux tableaux de 1549 est étonnante. Il est plein de nombreux repentirs qui dévoilent un processus créatif fait d’avancées et de reculs, beaucoup plus normal au tournant du demi-siècle que dans la peinture des premières décennies (fig. 14 et 15).

C’est sous l’influence non plus de Lopes mais de Contreiras qu’on range la série de peintures de l’église majeure d’Arruda. Le maître, dont on expose aujourd’hui une Visitation (cat. 140) et une Mort de la Vierge (cat. 141), appartient probablement à une génération plus jeune, que nous verrons se développer dans les décennies suivantes. Les figures deviennent plus vigoureuses et dominent intégralement la composition. Avec de grands à-plats de couleur sans grandes variations, des drapés larges qui enveloppent et laissent apercevoir les corps. Les deux figures de gauche dans la Mort de la Vierge montrent une influence michelangélesque particulièrement intéressante, et révèlent l’ouverture aux nouvelles valeurs du maniérisme italien.

Il y a encore peu de temps, le tableau qui clôt l’exposition, le fameux Ecce Homo du MNAA (cat. 142), aurait été placé au début et non à la fin de la première partie. Une première analyse avait levé des doutes sur la datation de l’œuvre. Des études dendrochronologiques sont venues confirmer ces doutes, indiquant une date de fabrication non antérieure aux années 1560, et probablement la décennie suivante. Nous somme donc devant une image de grande valeur iconique, un modèle repris ensuite pour des raisons culturelles, dont nous avons d’autres exemplaires, curieusement tous dans des couvents réformés de clarisses – couvent de Jésus de Setúbal, de la Conception, de Beja, de Funchal– qui semblent être liés à une dévotion propre à cette branche franciscaine, qui avait peut-être son origine hors du Portugal (les fondatrices du couvent de Jésus venaient de Gandia). Le tableau du MNAA semble cependant provenir d’un couvent masculin inconnu, ce qui laisse donc le problème en suspens. Le modèle nous rappelle cependant un aspect fondamental de la peinture ancienne. Au-delà du débat artistique, la fonction cultuelle de l’image continue à être essentielle pour la production picturale, l’objectif dévotionnel l’emportant la plupart du temps sur l’option esthétique, et, plus que le goût en vigueur, c’est la force cultuelle des modèles qui gouverne la demande de la clientèle.  


 

[23] In Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, catalogue d’exposition, Lisbonne, MNAA/Athena, 2010, p. 230-243. Traduction de Mireille Perche.

[24] Descrição e Debuxo do Mosteiro de Santa Cruz de Coimbra, 1541.

[25] José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, Lisbonne, Circulo de Leitores, 1999, p.66.

[26] Voir Rafael Moreira, Vasco Fernandes, Jorge Afonso e o “Mestre de Lourinhã”. Três notas sobre a pintura manuelina, dans Alberto Correia, Vasco Fernandes e a pintura manuelina, Viseu, Museu Grão Vasco, 1991, p.549 et suiv.

[27] Manuel Joaquim Branco, “A Fundação da Igreja do Bom Jesus de Valverde e o Tríptico de Gregório Lopes”, Cidade de Évora, n°71-76, 1988-1993.

[28] Vítor Serrão et Maria Luisa Alves (dir.), Estudo da pintura portuguesa. A Oficina de Gregório Lopes, Lisboa, IPCR, 1999.

[29] Carvalho, José Alberto Seabra, “O retábulo da Trindade”, dans Garcia Fernandes. Um pintor do Renascimento eleitor da Misericórdia de Lisboa, Lisboa, Museu de São Roque, 1998, p. 81.

[30] André de Resende, « Oração de Sapiência », traduction en portugais de Miguel Pinto Meneses, Lisbonne, 1956.

[31] Voir Caetano, Joaquim Oliveira, « Ao Modo de Italia : a Pintura Portuguesa na Idade do Humanismo”, dans Vítor Serrão (dir.), A Pintura maneirista em Portugal. Arte no tempo de Camões, Lisboa, Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses,  1995 ; Caetano, Joaquim Oliveira, O que Janus via. Rumos e cendrios da pintura portuguesa (1535-1570), dissertação de mestrado em história da arte apresentada à Faculdade de ciências sociais e humanas da Universidade Nova de Lisboa, 2 vols, 1996 (polycopié).

[32] AN/TT Mesa da Consciência e Ordens, Ordem de Cristo, L°23, fl.384.


28 novembre 2011

LISBONNE, LE GRAND ATELIER

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Lisbonne, le grand atelier

Joaquim Oliveira Caetano[2]

(Article publié en 2010dans le catalogue de l'exposition Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, traduit du portugais par Mireille Perche)

Ce qu’on appelle « peinture manuéline » semble faire irruption dans l’art portugais tant est profonde la rupture qu’elle semble instituer avec le langage du XVe siècle. Bien sûr, peu d’œuvres de cette période sont parvenues jusqu’à nous, mais rien dans celles-ci n’annonçait ce que nous observons au début du XVIe siècle. La raison principale de ce changement pourrait résider dans un goût intense pour l’art et surtout pour la peinture flamande, alors particulièrement brillante. La part des maîtres flamands dans cet apogée de la peinture portugaise fut importante. Les relations politiques et commerciales intenses entre les deux pays, déjà soutenues au XVe siècle, augmentèrent à mesure que le commerce d’outremer devenait plus important, surtout après la découverte de la « route du Cap ». On relève dès le XVe siècle des motifs qui peuvent avoir stimulé ce goût pour la peinture flamande, à commencer par les contacts évidents que pouvaient avoir avec elle les marchands, diplomates et artistes qui fréquentaient les cités des Flandres. En 1425, Jan Van Eyck se rend  au Portugal pour faire le portrait de la princesse Isabelle, future épouse de Philippe II le Bel. La duchesse de Bourgogne offre au monastère de Batalha, panthéon royal, un triptyque de Rogier van der Weyden, aujourd’hui disparu. Son neveu, le roi Alphonse V, a comme peintre un Flamand, Victor Visete, dont on ne sait pratiquement rien.

L’admiration pour l’art des Flandres se généralise au tournant du XVIe siècle ; on l’observe dans l’importation croissante de peintures, qui atteint parfois un niveau impressionnant, comme par exemple avec le retable de la cathédrale d’Évora, commandé à Bruges par Alphonse de Portugal, peu après 1495. Dans une lettre à son chapitre, en 1500, l’évêque de Viseu, D. Gonçalo Madureira, écrit qu’il n’a pas encore décidé s’il serait d’argent ou de bois, mais que « venant de Flandre il serait meilleur et moins cher ». En 1510, le roi Manuel lui-même, au sujet des œuvres qu’il a commandées au peintre flamand établi au Portugal, Francisco Henriques, dit qu’il les aime parce qu’elles « sont richement peintes […] comme on peint dans sa patrie d’origine », preuve évidente du goût royal, comme de sa connaissance de la peinture flamande. Certains des principaux peintres étaient alors flamands, tel Francisco Henriques, peintre du roi, et peintre préféré de Manuel Ier, Frei Carlos, moine hiéronymite qui travailla au couvent d’Espinheiro, près d’Évora, en 1517, et l’anonyme « Maître de Lourinhã ». Parmi les principaux peintres de l’entourage royal, quelqu’un comme Jorge Afonso, premier peintre de Manuel Ier, a dû bénéficier d’un apprentissage dans les Flandres. Les Portugais détenaient des privilèges dans ces deux villes flamandes, depuis le début du XVe siècle, de même que les Flamands au  Portugal. Mais ce n’est qu’en 1509 que Manuel Ier étendit les privilèges concédés aux Flamands de « Flandre, Hollande, Zélande et autres lieux de Bourgogne » qui souhaitaient s’établir au Portugal, indiquant expressément que ce privilège ne concernait pas seulement les marchands, comme il était d’usage, mais aussi les « maîtres », ce qui montre clairement non seulement un désir d’améliorer les relations commerciales, mais un intérêt puissant à capter la main d’œuvre spécialisée, particulièrement dans les professions artistiques.

Un grand nombre d’artistes flamands vinrent exercer leur activité : sculpteurs, menuisiers, orfèvres et joailliers, vitraillistes et ferronniers, peintres identifiés comme Francisco Henriques ou Frei Carlos, inconnus comme le dénommé « Maître de Lourinhã », ou à l’œuvre non identifiée comme Christophe d’Utrecht. En sens inverse, on connaît deux douzaines de noms de Portugais qui étaient allés apprendre la peinture à Anvers, ville où s’installa en 1509 le comptoir portugais, mais nous savons peu de chose des liens avec Bruges, où l’importante communauté portugaise avait son propre comptoir avant l’installation à Anvers. Malgré l’importance de Bruges, et d’œuvres telles que le Retable de la cathédrale d’Évora, qui y fut sans aucun doute commandé, c’est à partir de la création du comptoir d’Anvers que s’intensifie l’importance de la peinture flamande au Portugal. De fait, c’est à Anvers que se trouvent deux peintres (Simão et Eduardo) qui vont devenir des maîtres, le premier faisant son apprentissage dans l’atelier de Van der Weyden et le second chez Quentin Metsys. Des peintures de ces deux maîtres flamands existent au Portugal, Metsys étant certainement celui dont la réputation était la plus grande, à en juger par le nombre de ses œuvres qui se trouvent au Portugal, à commencer par le Retable de Notre Dame des Douleurs, venant du monastère de la Madre de Deus, qui doit dater d’environ 1510. Le feitor João Brandão, qui s’installe à Anvers en 1509, et y restera jusqu’en 1516, car il revint entre 1520 et 1526, semble avoir eu une certaine responsabilité dans ce goût pour l’importation de peintures de Flandres et, par ailleurs, pour la forme quasi industrielle avec laquelle de nombreux ateliers anversois organisaient le travail et le commerce de leurs produits, ce qui fait que les célèbres retables, plus ou moins standardisés, devenaient bon marché, évoluant ainsi vers un produit commercial très attractif, répandu dans toute l’Europe et aussi au Portugal. Au milieu du XVIe siècle, d’après Cristóvão de Oliveira, il y avait à Lisbonne dix-huit vendeurs de retables, vraisemblablement originaires de la production massive d’Anvers.

Il est cependant plus facile d’identifier cette grande transformation que constitue le virage vers une peinture sous influence flamande au début du XVIe siècle, que d’en distinguer tous les éléments constitutifs. Deux personnalités semblent avoir joué un grand rôle dans ce processus. L’une d’elles fut Francisco Henriques, peintre flamand que Manuel Ier choisit pour certaines de ses commandes les plus importantes, comme São Francisco de Évora, ou la cour d’appel de Lisbonne, et qui vint de Flandres avec plusieurs autres peintres. En outre, Henriques s’implanta  dans le milieu artistique portugais. Il épousa la sœur de Jorge Afonso, peintre du roi et examinateur des peintures du royaume, et accueillit dans son atelier des peintres comme Garcia Fernandes, qui travailla avec lui au Tribunal et prit sa suite, après la mort du Flamand, épousant en outre une de ses filles.

L’autre peintre important dans cette évolution est justement son beau-frère, Jorge Afonso. On connaît certains aspects de la carrière de Jorge Afonso, comme l’importance de son atelier et des liens qu’il avait tissés avec les artistes les plus notables du temps. La première référence date du 31 janvier 1504, moment où, déjà peintre, il acquiert une des maisons appartenant au couvent de São Domingos (pour la somme de 6 « vidas »). Il y avait là à l’époque des jardins et des maisons en ruine. À la mort de Jorge Afonso, en 1540 ou peu après, les maisons étaient devenues d’une relative importance, grande surface, dépendances, loggias et jardin avec vigne et orangeraie, ce qui indique l’aisance que le peintre avait acquise[3]. En 1508, il est nommé peintre du roi. La lettre dit que le roi sait que « Jorge Afonso est l’artisan compétent pour toutes les choses relatives à notre service » et dit qu’il est sûr que « dans toutes les choses dont nous le chargerons, il doit bien nous servir comme il l’a toujours fait ». Il est ainsi nommé « notre peintre » qui doit être « examinateur (examinador) et surveillant (veador) de tous les travaux de peinture que nous devrons payer, faites par d’autres artisans de son atelier, et dans toutes les choses qui doivent être évaluées, il le fera de notre part », le tout « tenant compte des services qu’il nous a rendus et de ceux qu’il nous rendra à l’avenir ». En échange de ces services, le peintre avait droit à dix mille réaux par an, payés directement par la Casa de la Mina, sans qu’aucune autorisation préalable ne soit nécessaire, en plus des faveurs, honneurs et libéralités dues aux artisans du roi[4]. Cette nomination n’est pas tout à fait ordinaire. Dans une période où les commandes royales se bousculaient, c’est une énorme responsabilité qui pesait sur le peintre, mais aussi un pouvoir incontestable, dont, comme nous le verrons, il profita. L’examen et l’évaluation des travaux royaux tendit à disparaître comme charge après Jorge Afonso. Garcia Fernandes la réclama en vain en 1540, rencontrant l’opposition du Fournisseur des travaux royaux, Pêro de Carvalho[5].

On connaît une des activités de Jorge Afonso dans cette charge, qui ne concerne pas particulièrement la peinture. En 1512, après la mort de Olivier de Gand, il est chargé de trouver des artisans pour procéder à l’évaluation de ce qu’avait réalisé l’entourage du sculpteur défunt, comme par exemple Fernão Munhoz qui avait pris part à la fabrication des stalles du Couvent du Christ de Tomar. En 1518, c’est lui qui, sur ordre de Bartolomeu de Paiva, est rédacteur avec Bartolomeu Fernandes du contrat pour les peintures du chœur de l’église de Santo António à Lisbonne, et qui atteste un an après que le travail est terminé. En 1519, il est présent à la signature du contrat pour la menuiserie du Retable de la Conception, de Lisbonne, qu’il est lui-même chargé de peindre. Le contrat est établi par Afonso Monteiro, de la Casa da Mina, et Afonso Gonçalves, frère de Jorge Afonso, dont le nom figurait aussi comme témoin au contrat précédent. Jorge Afonso signe, en 1521, à la demande de Bartolomeu de Paiva, la certification du travail fait et terminé par Afonso Gonçalves.

Vers 1519-1520, le même Bartolomeu de Paiva avait écrit une longue lettre au trésorier Afonso Monteiro, dans laquelle il parlait des mauvaises conditions dans lesquelles travaillaient les peintres au plafond du Tribunal suprême de Lisbonne, car il pleuvait dans les greniers ; il lui demande aussi de montrer à Jorge Afonso le Retable du Salvador de São Francisco, car l’ensemble devait être restauré et ce dernier devait « ordonner qu’il soit bien fait pour peu d’argent ». Le retable sera fait à nouveau, entre 1520 et 1525, par deux peintres très liés à Jorge Afonso, son gendre Gregório Lopes et Jorge Leal. On sait que le choix des peintres qui terminèrent le chantier du Tribunal, après la mort de Francisco Henriques (1518) passa également par Jorge Afonso, qui s’arrangea pour que Garcia Fernandes épouse une fille du défunt de manière à maintenir la continuité de l’atelier.

Toutes ces informations nous donnent une image assez précise de l’importance du peintre, distribuant les commandes dans l’entourage royal à des hommes à lui, avec qui il maintenait des relations professionnelles ou familiales, en collaboration directe avec le trésorier de la Casa da Mina e India, Afonso Monteiro, qui répartissait la subvention royale, et avec Bartolomeu de Paiva, précepteur de Jean III, et personnage-clé des travaux commandés par Manuel Ier ou son fils. Ce qui semble avoir eu une importance fondamentale dans la distribution des commandes et des charges à un ensemble d’artistes liés à Afonso (Gregório Lopes, Jorge Leal, Cristóvão de Figueiredo, Garcia Fernandes, Gaspar Vaz, etc.), à l’exception de presque tous ceux qui venaient derrière dans l’entourage royal, Afonso Gomes, Vicente Gil, Fernando Afonso, Gomes Fernandes, ou João de Espinosa, dont les documents attestent l’importance au tournant du XVe et du XVIe siècle : malgré leur titre de « peintre du roi », les commandes royales leur échappèrent au bénéfice de la triade dont nous avons parlé.

Les rapports directs de l’atelier de Jorge Afonso avec les nouveaux acteurs sont connus et aident à comprendre comment s’installe une nouvelle élite de maîtres peintres dans les premières décennies du XVe siècle. Jorge Afonso était beau-frère de Francisco Henriques, beau-père de Gregório Lopes, frère d’Afonso Gonçalves, apparenté à Marco Pires, João de Ruão et Pedro Anes, maître de Lopes, Garcia Fernandes, Pêro Vaz et Gaspar Vaz, et semble également lié à Jorge Leal et Vasco Fernandes, tous étant des noms importants dans la peinture, la sculpture, la menuiserie d’art, et l’architecture des années 20 et 30 du XVIe siècle.

Par ailleurs, nous savons qu’il cumula quelques charges rentables et prestigieuses, celle d’affineur de bleu (afinador de azul) des mines d’Aljustrel, ou un poste d’oficial de armas (officier d’armes) plus ou moins concomitant avec la réforme des offices de la noblesse entreprise par Manuel Ier après 1509. Jorge Afonso fut certainement Passavante (poursuivant d’armes), et ensuite Arauto (héraut) Malaca e Lisboa, peut-être même tardivement Rey de Armas (roi d’armes). Martin d’Albuquerque considère qu’en tant que Arauto Lisboa, il est l’auteur des plafonds du Palais de Sintra, avec Duarte de Armas, réalisation qui accompagnait précisément la régularisation et la rénovation des offices héraldiques. La charge était hautement prestigieuse, importante dans le cérémonial et la diplomatie, et fut occupée, dans les premières décennies du XVIe siècle, par divers artistes. On trouve la trace de sommes versées par la caisse royale à Jorge Afonso pour son habillement, ou le fourrage de son cheval, et il semble que ces fonctions l’ont beaucoup occupé dans la dernière partie de sa vie, au moins autant que son activité artistique.

Par ailleurs, c’est dans ce domaine que subsiste une inconfortable absence de certitude, car aucun document ne permet d’identifier de manière indiscutable l’œuvre de Jorge Afonso. Les trois grands ensembles de peinture qui lui sont traditionnellement attribués – les panneaux de la Rotonde du couvent du Christ de Tomar, le Retable de l’église de la Madre de Deus (MNAA), et le Retable du couvent de Jésus, de Setúbal, ne le sont que par défaut, en tant qu’œuvres fondamentales réalisées dans l’entourage royal, à l’époque de l’ascension de Jorge Afonso et, parce que  se différenciant des principaux peintres à l’œuvre reconnue, ont été attribuée au « présumé » Jorge Afonso. Une autre raison, plus convaincante, fondée sur une archéologie formelle, permet de repérer la profonde influence de ces trois ensembles sur la peinture postérieure, particulièrement celle de la décennie 1520, et qui marque profondément la manière de peindre, la composition et l’usage de certains modèles architectoniques de fonds, vêtements, tissus, etc. Si on relie ces aspects avec ce qu’on sait de l’influence exercée sur certains de ces maîtres par Jorge Afonso, et des liens entre les ateliers, malgré différents degrés dans les certitudes, l’hypothèse Jorge Afonso pour ces trois ensembles demeure la plus probable.

L’ensemble qui soulève le plus d’interrogations est celui de Tomar. Des douze peintures qui existaient encore au début du XIXe siècle, il n’en reste que quatre de complètes : La Résurrection de Lazare, Le Christ et le centurion, L’Entrée du Christ à Jérusalem, et L’Ascension, outre un grand fragment du Baptême et un plus petit montrant la Vierge avec les Apôtres. Ce sont des œuvres d’une dimension impressionnante. Les plus grandes dans notre peinture et à une échelle monumentale. Elles mesurent plus de 4,2 m sur plus de 2,6 m. Ce gigantisme a eu des influences sur la technique d’assemblage des panneaux, l’épaisseur des planches (environ 4 cm) et certainement sur l’organisation de l’atelier qui les a peints, qui était forcément de grande taille. Certaines informations recueillies au moment de la récente restauration ont permis de remarquer les méthodes de ce travail collectif, particulièrement l’utilisation de modèles et la création de réserves dans les zones plus nobles, telles que les visages, probablement afin d’en laisser l’exécution à des maîtres de grande compétence[6]. Nous savons par Rafael Moreira[7] que Jorge Afonso se trouvait à Tomar en 1513, et se fit apporter des pigments pour la peinture des marches, mais ce fait ne se relie pas nécessairement au chantier de peinture, d’autant que, l’année précédente, il avait été envoyé à Tomar pour régler les conflits entre la veuve d’Olivier de Gand et son partenaire Fernão Munhoz, à propos de la poursuite de la réalisation des stalles. Par ailleurs, il y a quelque chose dans le style hiératique des figures, dans leur monumentalité, dans la manière de réunir des groupes diversifiés dans leurs poses, mêlant les figures frontales, de trois quarts ou de profil, et même dans l’utilisation d’architectures fantastiques et raffinées, qui empruntent des éléments imaginaires au caractère « Renaissance » mélangés à des édifices gothiques, qui apparaissent chez Jorge Afonso, mais plus nous obtenons de nouveaux résultats, plus l’attribution semble problématique. Quoique peu nombreux, et quoique parcellaires, les exemples de dessin sous-jacents publiés par l’équipe de Pedro Redol[8] ne nous renvoient pas directement à ce que nous savons des ensemble de la Madre de Deus et de Setúbal. Mais on ne peut pas non plus les ramener à Francisco Henriques, à qui était déjà associé le panneau de l’Assomption. Même la chronologie des œuvres n’est pas complètement assurée. Les études dendrochronologiques indiquent comme date possible la dernière décennie du XVe siècle, quoique les cas soient fréquents dans la peinture portugaise où ce mode de datation, confronté à d’autres éléments documentaires, fait apparaître des différences. Quoi qu’il en soit, nous savons que les grands travaux de la Rotonde ont été effectués entre 1510 et 1515. Trop proches pourtant de la date du Retable de la Madre de Deus de Jorge Afonso (1515) pour qu’on on en infère une évolution artistique qui aurait sensiblement changé sa manière de peindre.

Le rapprochement avec Francisco Henriques devient très intéressant si on le rapproche d’autres données connues de sa biographie : après avoir terminé les grands retables de Évora, en 1512, Francisco Henriques se rend en Flandre, emportant du poivre de la Casa da India pour l’échanger contre du matériel de peinture. On sait aussi qu’il en avait ramène un nombre important d’artisans flamands du même atelier, qui mourront de la peste sur le chantier du Tribunal de Lisbonne en 1518. Il est tentant de penser qu’à une époque où la génération de peintres sortis de l’atelier de Jorge Afonso était encore en début de carrière, le besoin de nouveaux maîtres, plus adaptés au nouveau goût que les peintres venant du siècle précédent, soit dû à un travail aussi important que celui de Tomar. Que la majeure partie d’entre eux ait succombé à la peste de 1518 pourrait permettre de comprendre le caractère « unique » et isolé des peintures de Tomar, sans grande postérité. Le dessin, l’iconographie et le paysage ne démentent pas la filiation flamande des peintures de Tomar, mais là encore, les éléments nouveaux apportés par l’équipe de Pedro Redol posent des problèmes difficiles à résoudre. Cette équipe n’a pas hésité à identifier la technique utilisée comme une « tempera grassa », c’est-à-dire une peinture qui utilise comme agglutinant une protéine (la plus commune étant l’œuf), enrichie à l’huile, technique utilisée de manière seulement ponctuelle dans la peinture des Pays-Bas et qui est courante en Italie. Tomar demeure donc un problème en suspens, difficile à résoudre dans l’état actuel de nos connaissances et, comme on s’en doute, capital en ce qui concerne la peinture portugaise.

Heureusement il est possible d’avoir davantage de certitudes avec les deux autres séries d’œuvres. Le Retable de la Madre de Deus comporte une Apparition du Christ à la Vierge datée de 1515. S’il n’est pas facile de savoir pour quelle partie de cette église exiguë il a été réalisé, ni surtout comment il s’articule avec le retable commandé à Metsys vers 1509, qui devait continuer à être le principal, il contribue à définir une manière de peindre et même un goût qui aura du succès dans la peinture portugaise des deux décennies suivantes. Ce goût est caractérisé par une utilisation exubérante de tissus et d’orfèvrerie somptueux, par l’apparition anachronique d’intérieurs et d’objets du quotidien, par une application soignée de la matière chromatique, créant de grandes surfaces très lisses, dans des couleurs brillantes et vives, un mélange d’éléments architecturaux imaginaires, et un rapport entre fond et figures toujours très clair. Les belles figures de la Vierge, du Christ et des anges se conjuguent avec des figures de saints sévères et dignes, d’apôtres et de personnages à l’allure vertueuse, des tortionnaires presque caricaturaux, le tout démontrant un sens décoratif élevé dans la représentation comme dans la transposition des attributs moraux de chaque personnage. Plus largement, cette perméabilité entre dignité sacrée et introduction d’éléments, costumes et ornements reconnaissables du quotidien augmente la richesse de la représentation et sûrement aussi le caractère plausible de l’image. La permanence des modèles montre bien qu’ils étaient adaptés au goût national des deux décennies suivantes.

Les deux ensembles ont été réalisés pour des couvents de clarisses, fondés par la maison ducale de Beja, d’où venaient la reine Éléonore et le roi Manuel Ier ; peints à des dates très proches, un peu avant la Madre de Deus, peut-être du début de la décennie 1520, ou contemporains du retable de Setúbal[9]. L’observation du dessin sous-jacent, outre des indications sur les pratiques d’atelier, telles que l’indication de réserves, montre un dessin d’une grande unité, précis, très détaillé, tant dans l’organisation des ombres que des figures ou des drapés, tout en demeurant rapide et agile, qui repasse sur les tracés, quelquefois pour les modifier, et qui produit une forte impression de tridimensionnalité. Il présente dans l’ensemble une grande unité, ce qui, associé aux caractéristiques de la composition, à un tempo clair et complexe et à une technique picturale connue, conduit tout droit, dans l’état actuel de nos connaissances, à Jorge Afonso. Ces deux ensembles suffisent à rendre justice à Reis-Santos lorsqu’il affirmait, à propos du « présumé » Jorge Afonso : « Le plus représentatif, du point de vue artistique, de ceux qui ont exercé leur profession au Portugal durant les règnes, féconds et brillants, de Manuel Ier et Jean III »[10].

Apud Afonso

La couverture de la biographie que nous venons de citer est ornée par un fragment d’une peinture du Retable de São Bento, originellement destinée au couvent de São Francisco da Cidade, suffisamment documenté aujourd’hui pour qu’on sache qu’il n’a pas été peint par Jorge Afonso mais par Jorge Leal et Garcia Fernandes. Reis-Santos n’ignorait pas cette documentation, publiée neuf années auparavant par Adriano de Gusmão (1957), mais il continua à considérer l’ensemble comme faisant partie des « œuvres du présumé Jorge Afonso et de son atelier ». Cette affirmation était donc délibérée et il y aurait beaucoup à en dire. Disons que, pour l’essentiel, elle démontre que pour l’œil d’un critique formaliste, la filiation entre ces peintures et le style de Jorge Afonso ne pouvait être mise en doute. Nous connaissons cependant un bon nombre de documents qui permettent heureusement de faire la lumière sur cette commande. Il y avait au couvent de São Francisco une image du Crucifié qui faisait l’objet d’une grande dévotion. Le couvent étant en travaux et le retable en question en très mauvais état, Bartolomeu de Paiva, en 1518, ordonna à Afonso Monteiro de contacter Jorge Afonso, pour qu’il s’arrange, moyennant une somme modique, pour faire « les corrections et les réparations ». Jorge Afonso convainquit probablement Bartolomeu de Paiva d’en faire un nouveau, et engagea son gendre Gregório Lopes. Le 6 décembre 1520, Gregório Lopes recevait vingt mille réaux du trésorier Afonso Monteiro pour « le retable que j’ai fait au Salvador », certainement comme premier versement, comme le montre un document découvert par Nuno Senos et publié par J.A.Seabra Carvalho[11]. Nous ne savons pas ce qui s’est passé, mais il y eut des retards dans le travail, qui ne fut terminé qu’en 1525. Le 18 mai de cette même année, João do Porto écrivait à Jorge Afonso, pour lui demander d’aller avec Antão Leitão, « sacador de pinturas » (découvreur de peintures), au monastère de S. Francisco, pour évaluerle retable du Salvador (du Sauveur) « qu’avaient peint Jorge Leal et Gregório Lopes ». Afonso et Leitão l’évaluèrent à 66 000 réaux, décrivant le panneau central comme une Pietà, évaluée à 20 000 réaux, 16 000 déjà payés, 12 000 pour l’or de la dorure, plus 6 000 pour le travail de dorure et 8 000 réaux pour chacun des quatre panneaux des côtés, ce qui s’élevait donc à 66 000 réaux que reçurent Jorge Leal et Gregório Lopes, sans parler de l’enregistrement (assento) ni de l’évaluation, des 20 000 déjà reçus. La chapelle fut ensuite occupée par une confrérie de la Conception qui, considérant que les peintures n’étaient pas adaptées à sa thématique, voulut s’en défaire en les vendant au couvent de São Bento au prix de panneaux à peindre.

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Le Musée national d’art ancien conserve les quatre panneaux des côtés, dont notamment l’Adoration des mages présentée dans cette exposition (cat. 72). Il n’est pas difficile de trouver ici la leçon de Jorge Afonso, dans les figures des Mages, la richesse des vêtements, les architectures, aux chapiteaux composites, dont une moulure réunit les volutes, et surtout la composition, la manière de grouper les personnages et d’organiser le tout autour de lignes claires. La composition est marquée par trois figures qui semblent être des portraits effectués de visu. Il faut avouer qu’il n’est pas facile dans ce panneau de repérer ce qui deviendra la peinture de Gregório Lopes. Les réflectographies infrarouges effectuées sur ce panneau comme sur celui de la Visitation font apparaître un type de dessin très organisé, aux traits fins et parallèles, parfois renforcés par un pinceau très gros, dont nous ne voyons pas la continuité dans l’œuvre de Gregório Lopes, où le dessin est toujours plus délié et moins attentif à la précision des ombres.

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Le problème du retable de São Bento et de la définition de la personnalité artistique de Jorge Leal doit être mis en rapport avec un autre retable, chronologiquement et stylistiquement proche, mais hélas peu documenté. Il s’agit de l’ensemble provenant de l’église du Paraíso à Lisbonne, démolie au XIXe siècle, qui est composé de huit panneaux de grande dimension représentant la vie de la Vierge et quatre prédelles dont chaque panneau présente deux saintes, deux étant conservées au MNAA et deux à Poznan, dans la collection Raczinsky (qui les avait achetées à Lisbonne). L’ensemble est montré dans l’exposition (cat. 79 à 90).

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 Une date difficile à lire, sur la corniche de pierre du tableau Mort de la Vierge, a été interprétée comme « 1527 », mais nous pencherions plutôt pour « 1523 ». Quoi qu’il en soit, l’œuvre serait contemporaine, ou du moins très proche, du Retable du Salvador, de São Francisco. Elle n’en a cependant pas la grandeur de composition, et tant par l’exécution souvent seulement correcte, que par l’organisation simplifiée des personnages, fait plutôt figure de « livre de recettes ». Les dimensions plus petites, et peut être aussi le fait que la commande venait non du  roi mais d’une confrérie de pêcheurs, font de cet ensemble une production plus « normalisée ». Quoi qu’il en soit, c’est une œuvre importante, ne serait-ce que parce que l’ensemble est conservé dans son intégralité, même si deux des prédelles se trouvent en Pologne, et qu’elle nous informe sur les débuts de la carrière de Gregório Lopes. Comme dans beaucoup d’autres cas, l’attribution de ces panneaux a varié[12], mais, dans la dernière période, on s’est plutôt appuyé sur l’hypothèse de Reis-Santos (1954) d’une présence dominante de Gregório Lopes. L’ensemble a pourtant toutes les caractéristiques d’un travail d’atelier, qu’on le voie à l’œil nu (des différences substantielles dans les types de visages –la Vierge en étant le plus notable – et des différences de traitement et de coloris dans les carnations, entre les personnages principaux et les personnages secondaires), ou qu’on l’observe à partir des réflectographies infrarouges qui montrent des réserves, particulièrement dans les séries de visages, des altérations, le remplacement de figures, des annotations, et des types de dessins différents, dont on peut isoler au moins deux. L’un est détaillé, et marque bien les ombres par des traits fins et précis, et domine dans L’Annonciation et le Mariage de la Vierge, mais est repérable aussi dans les anges de la Nativité. L’autre est plus schématique et plus libre, dessinant les contours, de préférence avec un matériau liquide mais appliqué en couche relativement épaisse, dans le dessin indicatif que la peinture corrige fréquemment. Au risque d’être démenti par une analyse plus approfondie, on peut affirmer que le premier semble très proche des panneaux du Retable de São Bento ; le second annonce la manière caractéristique de préparer la peinture qu’on trouvera par la suite chez Gregório Lopes. Il n’est pas impossible que Lopes et Leal aient collaboré aussi au retable du Paraíso : tous deux avaient été des partenaires à S. Bento, ils se connaissaient au moins depuis 1513, époque à laquelle Leal, avec Miguel Nunes, peintre également, était témoin à l’achat par Gregório Lopes de maisons contiguës à celles de Jorge Afonso, avec qui tous avaient probablement travaillé.

Un autre ensemble à rapprocher des modèles de Jorge Afonso est le Retable du couvent de São Bento, de Xabregas, plus tard dénommé « du bienheureux António », nom par lequel ces peintures sont normalement identifiées. Des cinq panneaux qui restent au MNAA, l’un, une Nativité, se trouve en dépôt au musée Grão Vasco. Les autres sont une Annonciation (cat.73), une Adoration des Mages, une Circoncision et une Fuite en Egypte (cat.74). Les points de contact avec l’œuvre d’Afonso sont évidents, dans la composition. La Nativité, en plus petit, semble le reflet du même tableau à la Madre de Deus, les Mages reprennent le Retable du Salvador, et l’Annonciation, malgré la position différente de l’Ange, rappelle la composition de Setúbal, à commencer par le traitement des blancs dans le vêtement de l’archange Gabriel et, surtout, dans le traitement architectonique de l’espace. J. A. Seabra Carvalho[13] a daté ce groupe des environs de 1520, en l’associant probablement à Jorge Leal, y voyant, comme dans le Retable de São Francisco, un même « sens de la monumentalité des personnages, comme si l’idée de l’espace environnant était subordonnée à la structure interne ». Tout cela est vrai et évoque encore le rapport avec Jorge Afonso ; mais l’analyse du dessin sous-jacent effectuée sur quatre des peintures (elle n’a pas été faite pour la Circoncision) montre un dessin différent de tout ce que nous avons rencontré jusqu’à présent : un dessin délié, véritablement préparatoire, comme si le peintre hésitait à se lancer dans la composition d’un panneau, faisant de grandes rayures, reprenant les figures jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant. Ce type d’attitude deviendra de plus en plus fréquent, mais l’ensemble du Bienheureux est l’exemple le plus ancien de cette manière de procéder. Une autre des caractéristiques du dessin, que nous verrons plus tard dans les panneaux de Lopes, est l’utilisation d’une espèce de « aguada » (badigeon) c’est-à-dire que les ombres ne sont pas indiquées par les hachures parallèles traditionnelles, mais par une sorte de tache comme on peut le voir sur le saint Joseph dans la Nativité de cet ensemble. À de nombreux autres endroits, le retable révèle un dessin visible, et qui, par l’écart qu’il présente avec la peinture, fonctionne comme une préparation libre. Qu’on examine par exemple l’architecture imaginaire de la Fuite en Egypte, qui évoque les constructions urbaines qu’on a vues dans les panneaux de Setúbal (Calvaire, Déposition et Résurrection), ou encore la forme déliée de l’Ange de l’Annonciation (fig.9 et 10).

La continuité de l’œuvre de Lopes dans les années suivantes est paradoxalement moins connue, probablement en raison d’une mauvaise datation des ensembles qui lui sont attribués, trop « tirée » vers l’avant. Si on accepte 1530 comme datation approximative des peintures de Runa[14] (cat. 101 à 103),

Runa

il n’y a pas de raison pour ne pas considérer des groupes comme celui de Setúbal ou des peintures isolées comme la Pentecôte ou la Naissance de Jean Baptiste du MNAA comme plus proches de cette date que de 1540, où le style de Lopes se montre plus autonome et plus audacieux. Toujours au début de la décennie 1530, en 1533, Lopes travaille avec Garcia Fernandes et Cristóvão de Figueiredo,  pour réaliser les trois retables commandés par l’Infant D. Fernando pour le couvent franciscain de Ferreirim ; ainsi se reconstitue le groupe qu’ils avaient formé en 1519 pour achever les travaux du Tribunal de Lisbonne. Les trois peintres, avec Cristóvão de Utreque, demeureront à Lamego, à travailler pour l’évêque et pour un autre noble de 1533 à 1534. C’est Cristóvão de Figueiredo qui reçoit la commande de Ferreirim, le 27 novembre 1533, par un contrat qui précise que les « debuxus » pour trois retables ont déjà été faits et approuvés par l’Infant, celui du maître-autel avec des scènes de la vie de « saint Antoine et saint François et les martyrs du Maroc », et deux autres retables pour le transept, l’un représentant la Passion du Christ, l’autre la Vie de la Vierge. Il reste aujourd’hui seulement quatre tableaux de chacun de ces derniers, qui constituaient peut-être l’essentiel de l’ensemble. Du maître-autel, on ne sait rien. Ils auraient reçu en tout 105 000 réaux, le travail devant correspondre aux exigences de perfection technique et artistiques indiquées dans le contrat : « bien conformes aux œuvres que font le dit Cristóvão de Figueiredo et son partenaire Garcia Fernandes ». Le 22 avril de l’année suivante, Figueiredo délivre à Garcia Fernandes et à Gregório Lopes une procuration pour pouvoir recevoir l’argent qui manque et monter « tous les retables que lui et le dit Garcia Fernandes et Gregório Lopes peintre du roi ont peint et peignent dans cette ville pour l’Infant et monseigneur l’évêque et autres personnes et pour le monastère de Ferreirim ». Ce que seront les autres travaux n’est pas indiqué. Il est possible que la Vierge de Sardoura soit l’un d’eux, mais on voit bien que même si l’œuvre est attribuée à Figueiredo, s’il a réalisé les projets approuvés, c’est depuis le début qu’il travaille en partenariat avec Garcia Fernandes (comme le diront les suppliques de 1539-1540), et peut-être dans une seconde phase avec Gregório Lopes, on ne peut pas exclure la collaboration de Cristóvão de Utreque, comme en témoigne cette dernière procuration, ni même celle de Bastião Afonso, peintre local avec qui Figueiredo fit quelques dessins de retable, dont ceux de l’église de Valdigem.  Cette hypothèse se justifie par le délai très court exigé par D. Fernando, huit mois « ou moins », ce qui était en effet très peu pour exécuter au moins une douzaine de panneaux à l’huile[15], et exigeait une équipe nombreuse et rapide. Les huit peintures restantes du couvent de Ferreirim, dont quatre sont présentées dans cette exposition (cat.97 à 100),  si elles montrent bien ce qu’est une entreprise collective, ne nous disent rien sur les différentes « mains » qui y travaillèrent.

Ferreirim

On reconnaît les modèles vus dans d’autres œuvres, surtout celles de Fernandes et de Figueiredo, mais les peintures montrent surtout une unité dans le mode d’exécution qui n’a rien d’étonnant chez des maîtres avec de tels apprentis, dont les parcours se croisaient depuis déjà deux décennies. C’est peut-être pour cela que la désignation « maîtres de Ferreirim » a été employée (même abusivement) pour identifier tout un ensemble d’œuvres des années 1530 et 1540, qui n’ont entre elles qu’un air de famille, sans que la critique se soit risquée à en proposer une quelconque individualisation. Dans le cas de Ferreirim, l’intention de réaliser un travail impeccable, mais avec une économie de procédé, est évidente, et il en résulte une certaine sécheresse et une fuite vers le détail décoratif et accessoire que nous avons rencontré dans les œuvres antérieures de ces maîtres. Le travail a dû être réparti dès le début, car l’évolution du  dessin de Figueiredo montre différentes manières de peindre, depuis le dessin fin et accusé de la Mort de la Vierge et que l’on retrouve dans le travail de Garcia Fernandes jusqu’aux marques simplifiées et plus libres de l’Assomption et qu’on trouve dans le travail de Lopes, ou encore les modèles hybrides comme la Résurrection.  On observe des reprises quasi mécaniques dans les figures secondaires (anges de l’Assomption), et des réserves peut-être destinées à délimiter les zones de peinture (visages et mains) où les maîtres  exécuteraient un travail plus soigné.

Ce travail d’atelier, compétent mais stéréotypé, adapté aux exigences d’un client pressé, devient plus évident lorsqu’on le compare à certaines œuvres individualisées des suiveurs de Jorge Afonso qu’on finira par ranger sous l’étiquette « école de Lisbonne ».

Quant à Garcia Fernandes, on sait, grâce à son témoignage lors de l’acquisition d’une maison par Gregório Lopes en 1514, qu’il « travaillait » avec Pêro Vaz et Gaspar Vaz dans « la maison du dit Jorge Afonso ». On peut donc lui attribuer une filiation avec le peintre du roi. Mais il est un fait, passé inaperçu, et que les documents nous apprennent: dans la supplique adressée à Jean III en 1539-1540, on lit que dès avant la mort de Francisco Henriques, il travaillait déjà avec le maître flamand au plafond du Tribunal, car selon Jorge Afonso, avant que celui-ci ne le présente pour prendre la suite de Henriques, il « se trouvait dans la maison du dit Francisco Henriques »[16]. Au début de sa carrière, donc, Garcia Fernandes passe par les deux ateliers importants de Lisbonne, celui du peintre du roi, où il a probablement fait son apprentissage, et celui de Francisco Henriques, où il a peut-être acquis son goût pour la couleur et pour la manière de s’en servir afin d’isoler les groupes de figures et les fonds. Cristóvão de Figueiredo également, selon ses propres mots, travailla au plafond du Tribunal avec Henriques (et donc avec Fernandes)[17], mais il était déjà un peintre expérimenté, puisqu’en 1515 il occupait la charge d’examinateur des peintres de Lisbonne. Le même document prouve non seulement le rapport entre Figueiredo et Fernandes mais aussi leur lien de parenté : « la femme du suppliant et celle du témoin sont cousines filles de deux frères et le témoin et le suppliant sont compères et amis et compagnons dans le travail qu’ils font et ils boivent et mangent ensemble »[18]. Contrairement à Ferreirim, avec l’inclusion de Lopes et d’autres peintres, la collaboration avec Figueiredo semble avoir été plus permanente, faisant bénéficier Fernandes des capacités d’invention et de composition de Figueiredo. Si c’est bien le cas, et si Manuel Batoréo a raison en identifiant le « Retable Palmela » comme venant de l’église de Montemor-o-Velho[19], il est peut-être possible de penser qu’il était présent à Coimbra en même temps que Cristóvão de Figueiredo, occupé entre 1521 et 1529 à peindre le  monumental Retable de Santa Cruz.

 

C’est peut-être dans les huit panneaux de l’ancienne collection Palmela qu’on peut apprécier isolément l’art de Garcia Fernandes. De cet ensemble, notre exposition présente trois tableaux (cat. 76, 77 et 78), La Naissance de la Vierge, la Nativité, et l’Adoration des mages, représentatives de cet art délicat, presque décoratif, de Fernandes à cette période, avec ses compositions simplifiées, aux figures  galantes, où le paysage tient peu de place, à part quelques architectures tracées à la règle et au compas, et qui montrent le plaisir pris par l’artiste à représenter boiseries, orfèvreries et vêtements, à la manière de natures-mortes.

GF

Les figures et les compositions semblent reprises d’un tableau sur l’autre. Si on compare, par exemple, la Naissance de la Vierge avec le Saint Côme et saint Damien, du musée Machado de Castro, et ce dernier avec la Mort de la Vierge du musée Grão Vasco, nous retrouvons la composition ; ou avec la Nativité, qui sera plus tard reprise dans le Retable de la Trinité, et dont le modèle vient du retable de Jorge Afonso à la Madre de Deus en 1515.

Toujours à Coimbra, leur collaboration est évidente dans le Retable du Reliquaire – dont il reste cinq saints à la sacristie, et dont les modèles sont empruntés à Figueiredo, quoique l’exécution en soit simplifiée – et un triptyque caractéristique au musée Machado de Castro, daté de 1531, qui se trouve au début d’un cycle d’œuvres emblématique de l’évolution de l’artiste dans la décennie 1530, jusqu’au Mariage de saint Alexis, au musée S. Roque, qui date de 1542. Il semble qu’il y ait ici une certaine augmentation de l’importance donnée à la figure, de la nécessité de l’espace, qui marquera les autres œuvres de l’artiste, dépouillées de l’excès de détails. Les architectures, simplifiées, comme on l’a déjà rencontré dans la collection Palmela, et comme nous le verrons dans les panneaux de la collection Burnay (MNAA), forment un plan monochrome avec le sol, qui valorise cette autonomie des figures, et contribue à augmenter leur importance et leur dignité. Après Coimbra, Fernandes accompagnera Figueiredo dans les peintures des Beiras Altas, à Ferreirim et à Sardoura. Cette dernière, outre sa qualité, est jusqu’à aujourd’hui la plus ancienne tentative connue de Fernandes dans une peinture de grandes dimensions, même s’il s’agit probablement d’un travail d’atelier. Son intérêt principal est d’avoir été commandée par la Maison de Bragance, pour qui Fernandes travailla en 1536, avec un beau retable de six panneaux aujourd’hui dispersé entre le palais, l’église et une collection privée[20]. Dans la chronologie des œuvres du peintre, c’est peut-être  le dernier écho du modèle de Jorge Afonso, dans la manière de grouper les figures, dans le coloris généreux, dans les rapports avec le paysage et l’architecture, car ensuite le modèle se dissout, et la peinture devient plus libre. Cependant, même dans les œuvres suivantes, comme Saint Antoine prêchant aux poissons, ou la Présentation de Jésus au Temple, se poursuit le caractère précieux, décoratif, d’une exactitude simple et parfois monotone. Vraisemblablement en raison du fait que la peinture est souvent ici une simple coloration du dessin sous-jacent, et qu’elle en suit fidèlement le trait. Celui-ci, très détaillé, est d’une grande précision, les ombres sont minutieuses.

Cristóvão de Figueiredo est un de ceux qui manifeste le plus d’autonomie par rapport aux modèles de Jorge Afonso, quoiqu’apparenté avec lui par les femmes et proche par les contacts d’atelier entre Francisco Henriques, Fernandes et Lopes. Il est plus près de Jorge Afonso en termes de génération : il était déjà examinateur des peintres en 1515. Sa vie se prolonge au-delà du milieu du siècle ; si l’on en croit la documentation publiée par Vítor Serrão[21], il évalue en 1555 un retable exécuté par Bras Gonçalves pour la chapelle du Saint-Sacrement de la cathédrale de Lisbonne. Ses œuvres de la décennie 1520, comme les grands panneaux exécutés pour Santa Cruz de Coimbra, conservés aujourd’hui au musée Machado de Castro, nous montrent un peintre aux immenses ressources en matière de composition et de dessin, parfaitement au niveau de Jorge Afonso, et en même temps original par le choix du coloris, moins vibrant, par la manière moins lisse et homogène d’appliquer la couleur mais avec la même tendance à la monumentalité. Le dessin semble plus agréable que la peinture proprement dite. On sait qu’il fournissait des compositions aux autres peintres, qu’il a dessiné des cartons pour des tapisseries destinées à Tomar (1538). Par ailleurs, le grand Retable de Santa Cruz, commandé en 1521, va lui faire prendre du retard ; il ne sera prêt qu’en 1529, sur l’insistance répétée de la Mesa da Consciência e Ordens, et le Retable de l’Infant Saint, disparu, pour Batalha, commandé par la reine Éléonore (donc avant 1525), ne sera terminé qu’en 1538. C’est peut-être pour cela qu’il tenait tant au travail en partenariat. À Ferreirim, il appelle ses collègues pour venir à bout du travail en huit mois, et Garcia Fernandes faisait habituellement partie de son équipe. Il est curieux dans le dessin sous-jacent d’œuvres comme le Martyre de saint André ou le Martyre de saint Hippolyte, conservés au MNAA, apparaissent des indications de couleur écrites, et d’autres d’interprétation plus difficile, ce qui indique ordinairement un travail d’équipe. L’existence de petits triptyques portatifs de la Passion, entiers ou séparés montre aussi qu’il fournissait des modèles pour un marché de la dévotion moins dépendant des grandes commandes, et probablement plus libre, à l’image de ce qui se passait en Flandre. L’attribution n’est assurée ni avant ni après les grands tableaux de Coimbra, mais ces derniers suffisent, notamment la Mise au Tombeau, qui est probablement une de ses œuvres les mieux conservées, pour faire de lui un des maîtres de la peinture portugaise, capable de créer une sentimentalité profonde, dans le drame ou dans la sérénité, et d’articuler avec précision décoration, figures et paysages, qui nous rappelle Nuno Gonçalves. Quelque chose dans la composition semble faire écho à la monumentalité de la peinture du XIVe siècle, pas seulement portugaise, mais faute de données sur les premières années de sa vie, nous ne pouvons aller plus loin. C’est dans le dessin fait au large pinceau qu’on trouve cette similitude, dans le tracé rectiligne et vigoureux, comme dans la Mise au tombeau.

Autres directions

Si elle est dominante chez les peintres qui travaillèrent pour les grandes commandes, et non par hasard mais en raison de leurs liens avec le pouvoir et de leurs réseaux familiaux, l’influence de Jorge Afonso ne fut cependant pas la seule. Quelques ensembles indiquent d’autres voies possibles dans notre art du XVIe siècle, qui ne sont pas directement lié au Grand Atelier lisboète. L’un d’eux est connu sous le nom de Retable de Santa Auta, originellement situé dans le chœur de l’église de la Madre de Deus, et exécuté entre 1517 et 1532. C’est une œuvre d’une grande préciosité, dont le coloris rappelle davantage Figueiredo que les autres disciples d’Afonso ; elle est riche de détails d’orfèvrerie et de paysages, avec des architectures minutieusement dessinées avant l’exécution de la peinture. Le travail pictural semble assez éloigné de ce que faisaient l’entourage de Jorge Afonso, plus dense, plus pur dans les couleurs et avec un sens moindre des effets plastiques du passage de l’ombre à la lumière.

Un autre ensemble a fait récemment l’objet d’attributions peu fondées. Il s’agit du groupe de quatre peintures qui appartenait à l’église primitive de Saint Roch et qui est aujourd’hui conservé dans le musée du même nom. Il doit dater des premières années de la décennie 1520 ; le coloris est moins vibrant, les figures imprécises, les compositions simplifiées, avec une étrange multiplication des scènes à travers un système de fenêtre ouverte. Dans l’un de ces panneaux, L’arrestation et la mort de saint Roch, l’ouverture sur la scène secondaire  a été modifiée, probablement pour respecter la composition de l’ensemble retabulaire. Outre l’étrangeté de composition, le peintre se distingue par un coloris très économique où les motifs archaïsants se mêlent à des architectures typiquement Renaissance (colonnes cannelées, frontons à coquille), inclut des objets quotidiens, y compris des peintures flamandes à l’intérieur de la scène, ce qui soutient difficilement la concurrence avec les autres maîtres manuélins. Fernando António Baptista Pereira a d’abord vu dans ces oeuvres la présence de “l’autre main” du retable de S.Bento, et les a attribués à Jorge Leal[22], pour finir par les attribuer à Cristóvão de Utreque à partir de l’examen du couvercle d’un pot qui se trouve dans La guérison miraculeuse du cardinal. Ces deux hypothèses nous semblent vaines. En ce qui concerne Jorge Leal, il suffit de comparer le coloris entre S.Bento et S.Roch pour écarter la conjecture. Pour Cristóvão de Utreque, le peu que nous savons de ce peintre le situe environ une décennie après ces tableaux ; en outre, il serait étonnant qu’un peintre avec un nom aussi flamand soit l’auteur de peintures où l’influence est justement la moins visible. Les tentatives de lecture des indications écrites qui apparaissent parfois sont toujours difficiles et la plupart du temps inutiles : là où Fernando António Baptista Pereira a « lu » Cristóvão de Utreque, Reinaldo dos Santos et Maria João Madeira Rodrigues avaient voulu «lire» Garcia Fernandes ! Voilà qui nous montre bien les limites de l’exercice. Ce type d’objet apparaît souvent dans notre peinture, par exemple dans les retables du Paraíso ou de Santos-o-Novo, et il serait plus juste de penser que ces boîtes de pastilles, probablement réservées aux malades alités, portaient des inscriptions sur le couvercle, dont les peintres se souvenaient comme faisant partie de l’environnement quotidien, sans plus. Mais nos auteurs ont raison de rapprocher ces œuvres du groupe de la Vie de la Vierge conservé au musée de Torres Vedras, et aussi d’un autre groupe de quatre panneaux représentant les martyrs de Lisbonne, conservé aujourd’hui au musée Carlos Machado.

Dans le cas du groupe de Torres Vedras, le lien avec Saint-Roch peut se faire grâce à une série de caractéristiques techniques, densité de la matière, renforcement des contours, palette atténuée, composition simplifiée. On peut donc imaginer que ces œuvres proviennent d’un même atelier, employant le même type de dessin.

Déjà le tableau des Saints martyrs, récemment exposé au monastère de la Madre de Deus, s’il comporte la même maquette pour les personnages, est différent dans le coloris, avec une palette étendue, une couche picturale lisse et homogène. Les personnages ressemblent à des mannequins, leur gestuelle est affectée et peu crédible dans ce genre de scène dramatique. Reinaldo dos Santos y avait vu un Garcia Fernandes de jeunesse, ce qui ne serait pas impossible, le dessin sous-jacent n’étant pas incompatible avec une telle hypothèse. Mais si ce dernier avait peint de cette manière entre 1510 et 1520, on voit mal comment Jorge Afonso aurait pu convaincre Manuel Ier que c’était là le nouveau Francisco Henriques. Nous sommes probablement en présence d’un autre artiste. Une recherche plus approfondie, balayant l’ensemble de notre peinture avec des méthodes d’analyse permettant d’aller au fond des processus de création, nous amènera probablement à revenir sur ce que nous a apporté l’historiographie du milieu du XXe siècle. Pour l’heure, nous tentons d’agencer notre peinture par groupes d’artistes plutôt que par noms d’individualités ;  le travail réalisé jusqu’à présent semble avant tout, au moins dans une première étape,  s’orienter vers la dissolution de ces groupes pour permettre l’émergence de nouvelles individualisations, sans pour autant apporter de grande clarification.


NOTES

[2] In Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, catalogue d’exposition, Lisbonne, MNAA/Athena, 2010, p. 200-215. Traduction de Mireille Perche.

[3] Viterbo, Francisco Marques de Sousa, Noticia de Alguns Pintores Portugueses e de Outros que, sendo Estrangeiros, exerceram a sua Arte em Portugal, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, 1903, vol. I, p. 15-19.

[4] Ibid., p. 11-12.

[5] Comme nous le montrons dans ce même ouvrage, supra, p. 52-69.

[6] Voir Pedro Redol (dir.), Pintura da Charola de Tomar, Lisbonne, Instituto português de conservação e restauro, 2004. 

[7] Voir Rafael Moreira, Vasco Fernandes, Jorge Afonso e o “Mestre de Lourinhã”. Três notas sobre a pintura manuelina, dans Alberto Correia, Vasco Fernandes e a pintura manuelina, Viseu, Museu Grão Vasco, 1991, p. 47-56.

[8] Pedro Redol ...........

[9] Voir Fernando Antonio Baptista Pereira, O Museu de Setúbal, Lisbonne, Soc’Tip, 1990.

[10] Luis Reis-Santos, Jorge Afonso, Lisbonne, Artis, 1966, p. 5.

[11] José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, Lisbonne, Circulo de Leitores, 1999, note 17.

[12] Cf. Armando Vieira Santos, O Retábulo da Igreja do Paraíso, Lisbonne, Artis, 1958.

[13] José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, Lisbonne, Círculo de leitores, 1999, p. 28.

[14] Runa se trouve près de Torres Vedras, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Lisbonne.

[15] Voir Virgílio Correia, Pintores portugueses dos séculos XV e XVI, Coimbra, 1928, p. 28-35.

[16] « fficara em casa do dito Francisco Henriques ».

[17] « andando assy, o dito Francisco Amrriquez na dita hobra elle testemunha hera companheyro nella».

[18] “ A mulher do sopricante e a delle testemunha sam primas ffylhas de dous jrmãos e elle testemunha e ho soprycamte sam compadres e amigos e companheuros em as hobras que ffazem e comem e bebem ambos”, in Francisco Marques de Sousa Viterbo, Notícia de Alguns Pintores Portugueses e de Outros que, sendo Estrangeiros, Exerceram a sua Arte em Portugal, vol.I, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, 1903, p. 56-64.

[19] Manuel Batoréo, « Um retábulo da Vida da Virgem”, in Uma Família de Coleccionadores. Poder e Cultura, Lisboa, IPM, 2001.

[20] Joaquim Oliveira Caetano, « Frei Carlos e o Outro – Preposições sobre a pintua da oficina do Espinheiro”, in Fernando António Baptista Pereira (coord.), Do Mundo antigo aos Novos Mundos. Humanismo, Classicismo e Notícias dos Descobrimentos em Évora (1516-1624), Lisboa, Comissão Nacional pra as Comemorações dos descobrimentos Portugueses, 1998, p. 155-169.

[21] Vítor Serrão, « O retábulo da capela do Santo Sacramento da Sé de Lisboa (1541-1555)», Boletim cultural da Assembleia distrital de Lisboa, n°93, 1999, p.5-31.

[22] Fernando António Baptista Pereira, Imagens e Histórias de Devoção. Espaço, Tempo e Narrativa na Pintura Portuguesa do Renascimento (1450-1550), tese de doutoramento em Ciências da Arte apresentada à Faculdade de Belas Artes da Universidade de Lisboa, 2001.


15 novembre 2011

LA VIE DES ARTISTES

 

Alvaro Pires Vierge à l'Enfant Pise Álvaro Pires de Évora (1411-1434)

Connu sous le nom de Álvaro Pietro di Portugallo, cet artiste qui a fait presque toute sa carrière en Italie avait deux signatures : Alvarvs Petri de Portogallo, en italien, et Álvaro Pirez Devora, en portugais. On peut en déduire que c’est à l’âge adulte qu’il quitta le Portugal pour l’Italie, puisqu’il savait déjà écrire en portugais. Son style s’apparente à la peinture florentine du premier Quattrocento. Álvaro Pires se partage entre Florence et Sienne, de 1411 à 1434, avant de se fixer à Pise puis à Volterra. Ses commanditaires sont d’abord les ordres religieux, mais aussi la bourgeoisie marchande florentine. Vasari l’évoque sans complaisance au détour de la notice sur Taddeo di Bartolo dans ses Vies des plus excellents peintres… : « Il fit plusieurs tableaux à Volterra, un à Saint-Antoine de Pise et d’autres ailleurs ; il est inutile d’en parler davantage, car ils ne sont pas excellents ». La partialité notoire de Vasari n'ôte rien au succès qu'à côté dÁlvaro Pires de Évora certains artistes portugais (Luiggi di Portogallo, João Gonçalves) rencontrèrent en Italie.  


Nuno G Nuno Gonçalves, actif entre 1450 et 1490

Jusqu’au 20 juillet 1450, date à laquelle Alphonse V nomme Nuno Gonçalves peintre du roi, titre assorti d’une pension annuelle de 12000 réaux, on ne sait rien de l’artiste dont le Portugal du XIXe siècle fera un héros national. Plus tard, il sera fait chevalier, distinction rare pour un peintre, et sa pension sera augmentée en 1470. Preuve que son prestige allait croissant et que le roi l’avait reconnu. On ne sait pas s’il a rencontré Van Eyck, mais il est clair qu’il en a retenu la leçon. On pense qu’il a dû mourir vers 1492.

On lui doit essentiellement un Christ à la colonne pour une chapelle du monastère de la Trinité et, bien sûr, les fameux Panneaux de Saint-Vincent, qui, après avoir été l’objet de vives et interminables controverses d’interprétation, font aujourd’hui la gloire du Musée d’art ancien de Lisbonne.

Depuis la découverte au début des années 1880, dans un coin du monastère de Saint-Vincent-hors-les-murs, des Panneaux, les historiens de l’art ont développé deux théories adverses sur l’interprétation de ce chef d’œuvre. Pour les uns, ils représenteraient saint Vincent et auraient été peints par Nuno Gonçalves autour de 1470 ; pour les autres, dont l’opinion semble aujourd’hui faire autorité, il s’agirait d’un tableau dynastique, peint dans l’entourage de Nuno Gonçalves, représentant D.Fernando, l’Infant Saint, mort en captivité au Maroc en 1443, entouré des membres de l’ « Insigne génération » (“Inclita geração”, qualificatif inventé par Camões dans Les Lusiades). Outre son exceptionnelle qualité artistique, l’intérêt de ce « portrait de groupe » est qu’il constitue un fabuleux document sur la société portugaise des années 1440. Si le personnage central, reproduit deux fois dans sa dalmatique, est trop idéalisé pour qu’on y reconnaisse le visage de l’Infant Saint, on trouve dans ces panneaux de magnifiques portraits :

- dans le Panneau des moines, Nuno GD.Estevão de Aguiar, abbé d’Alcobaça entre 1431 et1446 ;

- dans le Panneau de l’Infant, Nuno G outre le portrait idéalisé de D.Fernando, l’Infant Saint, on voit le fameux portrait de l’Infant Henri le Navigateur, ceux du roi D.Duarte (1391-1438) de la  reine Leonor, et d’Isabelle de Bourgogne, âgée, seule fille légitime de Jean Ier.

-  dans le panneau de l’archevêque, Nuno G D.Pedro de Noronha (1396-1452), cousin de la reine Leonor

- dans le Panneau des chevaliers, Nuno G le vieux duc de Bragance, D. Afonso (1402-1460) devant ses deux fils

 -dans le panneau de la Relique Nuno G le personnage en toge rouge est le corregedor de Lisbonne ; derrière lui, un juif atteste l’importance de la communauté dans la ville de Lisbonne à l’époque.

http://paineisnunogoncalves.org/downloads/2-18.pdf


 

F Francisco Henriques (14 ??-1518)

On sait peu de chose sur cet artiste dont le roi Manuel Ier s’était entiché, le considérant comme “ le meilleur peintre de son  temps” (« O Melhor Oficial de Pintura que Naquele Tempo Havia »). Ce dont on est certain, c’est qu’il est mort en 1518, frappé ainsi que plusieurs de ses compagnons, apprentis et esclaves,  par la peste qui s’était abattue sur Lisbonne cette année-là. On peut supposer que c’est peu après 1500 qu’il était arrivé au Portugal, accompagné de plusieurs autres artistes flamands, venant de Gand ou de Bruges, où avait peut-être été l’élève de Gérard David.  Henriques s’implante rapidement  dans le milieu artistique portugais, où il tisse des liens familiaux multiples. Il épouse la sœur de Jorge Afonso, peintre du roi, et accueille dans son atelier des peintres comme Garcia Fernandes, qui va travailler avec lui au plafond du Tribunal, devient son gendre et prend sa suite.

Peu de temps probablement après son arrivée au Portugal, Francisco Henriques participe – dirige même, peut-être  –  à l’exécution du retable de la cathédrale de Viseu (entre 1501 et 1506).

À partir de 1508, il travaille à une commande royale, le retable du maître-autel de l’église São Francisco de Evora (une œuvre exceptionnelle, dont il reste heureusement 15 panneaux sur les 16 composant le retable). Il collabore certainement à l’exécution des retables des chapelles latérales.

En 1512, il fait un voyage éclair en Flandre, pour y recruter des artistes flamands, ceux qui travailleront avec lui au plafond du Tribunal de Lisbonne (détruit par le tremblement de terre de 1755) et qui succomberont avec lui à l’épidémie de peste.

L’atelier de Francisco Henriques à Lisbonne fut un centre de production et de formation primordial : retables et autres grandes commandes de peinture, bannières pour les entrées royales, mais aussi vitraux, comme ceux de la chapelle majeure de São Francisco de Évora. Le roi Manuel lui accordera charges et titres : peintre du roi d’abord, Passavante, en 1514. Le sort s’acharnera cependant contre la postérité de ce maître : la peste d’abord, qui l’empêcha de terminer le chantier dont il était si fier, le plafond du Tribunal de Lisbonne. Le tremblement de terre de 1755 ensuite, dans lequel disparut définitivement ce chef d’œuvre, dont on parle encore cinq siècles plus tard sans l’avoir jamais vu. 

voir les oeuvres : http://legrandatelier.canalblog.com/albums/francisco_henriques/index.html

http://joaquimcaetano.wordpress.com/amor-fama-e-virtude/o-melhor-oficial-de-pintura-que-naquele-tempo-havia/


J Jorge Afonso (vers 1470 – vers 1540)

Nul ne connaît sa date de naissance, mais on sait qu’il fit son testament, à l’âge de soixante ans, en 1540. Incontestablement, il finit sa vie dans une aisance certaine. Marié avec Maria Lopes, dont il eut au moins trois enfants, Jorge Afonso était le beau-frère de Francisco Henriques, le beau-père de Gregório Lopes, le frère d’Afonso Gonçalves. Apparenté à Marco Pires, João de Ruão et Pedro Anes, maître de Lopes, Garcia Fernandes, Pêro Vaz et Gaspar Vaz, il semble également lié à Jorge Leal et Vasco Fernandes, tous étant des noms importants dans la peinture, la sculpture, la menuiserie d’art, et l’architecture des années 20 et 30 du XVIe siècle. C’est dire si son atelier, situé à côté du monastère de São Domingos, donnant sur la place du Rossio, au centre de Lisbonne, était le centre d’une activité artistique sans égale, dont on trouve l’équivalent moderne dans le Montparnasse des années de l’entre-deux-guerres.

Il a peut-être fait son apprentissage dans les Flandres. Il cumule quelques charges rentables et prestigieuses. Manuel Ier le nomme peintre du roi en 1508, lui confie la charge d’affineur de bleu (afinador de azul) des mines d’Aljustrel, et un poste d’oficial de armas (officier d’armes) plus ou moins concomitant avec la réforme des offices de la noblesse entreprise par Manuel Ier après 1509.  En 1516, il devient Arauto (héraut) Malaca et Lisboa  en 1516. Il fut certainement Passavante (poursuivant d’armes), et ensuite peut-être même Rey de Armas (roi d’armes). C’est probablement au titre d’Arauto Lisboa qu’il est l’auteur des plafonds du Palais de Sintra, ouvrage qui accompagnait la régularisation et la rénovation des offices héraldiques. La charge était hautement prestigieuse, importante dans le cérémonial et la diplomatie, et fut occupée, dans les premières décennies du XVIe siècle, par divers artistes. Il semble que ces fonctions ont beaucoup occupé Jorge Afonso dans la dernière partie de sa vie, au moins autant que son activité artistique.

On lui attribue le retable du couvent de la Madre de Deus à Lisbonne, celui du couvent de Jésus à Setúbal. Il a dû diriger le chantier de décoration de la Rotonde du couvent du Christ à Tomar. S’il subsiste encore des zones de flou dans l’attribution de ses œuvres, une chose est certaine : l’importance de son atelier et le poids de son influence sur une génération entière d’artistes.

voir les oeuvres : http://legrandatelier.canalblog.com/albums/jorge_afonso/index.html

 


Frei Carlos Bon Pasteur Frei Carlos, actif entre 1517 et 1539

C’est un peintre flamand qui a travaillé au Portugal. On ne sait ni où il est né, ni qui étaient ses parents, ni auprès de qui il a été formé. Peut-être même est-il né à Lisbonne, de parents flamands. On ne connaît avec certitude que la date de son entrée au monastère de l’Espinheiro, situé près d’Evora et appartenant à l’ordre des hiéronymites. C’était le 12 avril 1517. Il est l’auteur des retables de l’église du monastère, au maître-autel, au transept, aujourd’hui consevés au MNAA.

Frei Carlos s’inspire directement de la peinture de Bruges et d’Anvers. Raczynski a pu dire de lui que “peintre des beaux drapés, il a le style doux et tendre de Memling”, fortement réaliste dans ses portraits, idéaliste dans les paysages, qui sont “de véritables antichambres du paradis”.

Parmi les nombreux tableaux, aujourd’hui conservés au MNAA, deux seulement sont datés, L’Annonciation, de 1525, L’Apparition du Christ à la Vierge, de 1529.

 

 


DeposiçãoCristóvão de Figueiredo (actif entre 1515 et 1555)

On associe généralement cet artiste à Gregório Lopes et Garcia Fernandes, avec qui il a beaucoup travaillé. Elève comme eux de Jorge Afonso, ildevait être plus âgé que ses compagnons d’atelier et de ripaille, dès lors qu’on sait que, dès 1515, il était « examinateur des peintres de Lisbonne», charge réservée à un maître ayant déjà fait ses preuves. Il semble qu'il ait occupé ce poste jusqu'à la fin de sa vie, puisqu'en 1555 il évalue le nouveau retable de la cathédrale de Lisbonne. Marié avec l Ana Pires, fille du sculpteur Pero Anes et de Beatriz Afonso, ils auront au moins un fils, Pedro de Figueiredo. Il est aussi le beau-frère de Isabel Pires, femme de l’architecte français João de Ruão. Il a des liens de parenté avec presque tous les peintres contemporains. Avec ses compagnons d'atelier et de bombance, Gregorio Lopes et Garcia Fernandes, il travaille sur le chantier du Tribunal suprême de Lisbonne, ce qui donera le coup d'envoi à leur notoriété.  Dans les années 1520, il travaille au grand retable du couvent de Santa Cruz à Coïmbra : tant par la compétence technique que par son style raffiné, où les blancs purs et la transparence des carnations font encore l’admiration, cette œuvre est caractéristique de Cristóvão de Figueiredo. Ce sont ces caractéristiques qu’on retrouve dans l’exceptionnelle Déposition (conservée au MNAA de Lisbonne), qui par ailleurs propose deux des meilleurs portraits de donateurs de l’art portugais.  

CF Depos  

Devenu en 1531 peintre du Cardinal-Infant, Cristóvão de Figueiredo travaille à Lamego en 1533. C’est lui qui signe le contrat du monastère de Ferreirim, où le trio qu'il forme avec Gregório Lopes et Garcia Fernandes se reconstitue pour peindre, en 1533-1534, un grand retable. Peintre raffiné, il fut aussi un immense dessinateur, effectuant nombre de dessins que ses compagnons ou apprentis achevaient de peindre, et même des cartons de tapisserie commandés par la cour.


Tomar Vierge dans le jardin Gregório Lopes (vers 1490-1550)

Gregório Lopes a dû voir le jour vers 1490. Il a été enterré en 1550 dans l’église de São Domingos à Lisbonne, où sa pierre tombale portait : «  Ci-gît Gregório Lopes, chevalier de Saint-Jacques, peintre de Sa Majesté le Roi et de ses héritiers ». Elève de Jorge Afonso, il a épousé la fille de son maître, dont il a eu au moins deux fils et deux filles. Il avait agrandi sa maison, contiguë à celle de son beau-père, pour y installer son propre atelier à partir de 1520. Sa carrière démarre en 1518, date à laquelle il reprend, avec Cristóvão de Figueiredo et Garcia Fernandes, le chantier du plafond du Tribunal suprême de Lisbonne, inachevé par Francisco Henriques, mort de la peste. Il sera rapidement récompensé par Manuel Ier, qui le nomme peintre du roi en 1520, et par le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jacques, qui lui confère le grade de chevalier de l’Épée. Le privilège, considérable pour un artiste, est la preuve de son prestige social. Cela lui vaudra la commande de plusieurs œuvres. En 1525, il termine le retable de la chapelle du Sauveur du couvent de São Francisco de Lisbonne, couramment désigné par « Série de São Bento », qu’il a exécuté avec Jorge Leal. De 1525 à 1534, il travaille entre Braga, Coimbra, Vila Franca et Algés. Autour de 1527, il travaille au retable de l’église du Paraíso, à Lisbonne. En 1531, le roi autorise Gregório Lopes à aller en mule, aux frais de la cassette royale. En 1533-1534, avec ses compagnons Cristóvão de Figueiredo et Garcia Fernandes, il se rend à Ferreirim, près de Lamego, pour peindre le retable du monastère. Entre 1536 et 1539 il prend la suite de son beau-père pour exécuter, à Tomar, six retables pour les autels de la Rotonde, et six tableaux pour l’église de Saint-Jean Baptiste. C’est en 1540 que les religieuses Comendadeiras de l’ordre militaire de Santiago lui commandent un retable pour leur nouvelle église de Santos-o-Novo, à Lisbonne, au bord du Tage. Son appartenance à l’ordre emportait en effet certaines obligations, notamment de décoration des bâtiments, couvents et églises de l’ordre. En 1544, le cardinal D.Henrique lui commande un programme pictural pour les trois autels de l’église du nouveau couvent du Bon Jésus de Valverde, près d’Évora.  Il meurt en 1550, sa charge de peintre du roi sera confiée par Jean III à son fils Cristóvão.

Gregório Lopes occupe une position  charnière entre la période où le travail d’atelier sous influence flamande est prépondérant et le moment où le métier de peintre s’individualise sous l’action d’une culture humaniste qui commence à émerger.

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GF Transfig Trindade Garcia Fernandes ( actif de 1514 à 1568)

Sans la peste de 1518, cet artiste serait peut-être resté dans l’obscurité. En effet, comme Francisco Henriques, succombant à l’épidémie, laissait inachevé le chantier du plafond du Tribunal suprême de Lisbonne, Jorge Afonso, dont il était le neveu et l’élève, suggéra son nom à Manuel Ier pour terminer le travail. Le roi, qui avait déjà versé à son peintre favori la quasi-totalité de la somme promise, et qui de surcroît s’était engagé à subvenir aux besoins de la veuve de ce dernier, contraignit Garcia Fernandes à se contenter de la petite somme qui restait à payer et, par dessus le marché, à épouser la fille du malheureux pestiféré. Encore très jeune (on sait qu’il était septuagénaire en 1568, ce qui le fait naître vers 1498), sans œuvre personnelle ni atelier à lui, Garcia Fernandes était bien obligé d’accepter ce contrat léonin. Le roi lui laissa cependant entendre qu’il le nommerait Passavante (poursuivant d’armes), titre que portait Henriques.  De ce mariage imposé naîtront au moins neuf enfants. Garcia Fernandes, avec ses amis, parents et compagnons d’atelier Gregório Lopes et Cristóvão de Figueiredo, va participer à l’exécution d’importantes commandes. En 1533-1534, il peint le retable du monastère de Ferreirim (Lamego), travaille à Santa Clara-a-Velha, met la main au retable de la cathédrale de Lisbonne. En 1537, il peint un grand retable pour le couvent de la Trinité, œuvre majeure qui pourrait sembler inspirée de Raphaël, notamment dans le panneau représentant la Transfiguration.

La clarté de la composition, alliée à la grâce des figures féminines et à un vrai sens décoratif, qui le conduit à privilégier les scènes d’intérieur, qu’on admire dans cette œuvre,  caractérisent Garcia Fernandes. Lorsqu’il peint les tissus, les tonalités chaudes se conjuguent à la froideur de certains verts et jaunes. Sa manière de traiter les drapés fait qu’on a parlé de « plis de métal ». Enfin, en bon élève de Jorge Afonso, il montre un vrai talent dans la représentation des objets d’orfèvrerie et les armures.

En 1539, il exécute un retable pour la cathédrale de Goa. Sa dernière œuvre connue est le Mariage de saint Alexis, dans lequel on a longtemps vu le Mariage de Manuel Ier.

Les conditions abusives du contrat imposé en 1518 par le roi Manuel Ier avaient peut être marqué notre artiste et contribué à développer chez lui rancœur et pugnacité. En 1540, en effet, Garcia Fernandes adresse une supplique au roi Jean III, pour lui rappeler les promesses non tenues de son père. Ce long document heureusement parvenu jusqu’à nous est précieux car on y trouve la liste des œuvres réalisées par le peintre, des indications sur les liens de parenté et d’amitié entre les artistes de l’époque, leurs conditions de travail, leur position sociale, leurs aspirations et leurs frustrations. Entre les lignes de cette supplique, les historiens de l’art ont su décrypter un véritable tableau de la société et de la profession artistique à Lisbonne au milieu du XVIe siècle.

voir les oeuvres : http://legrandatelier.canalblog.com/albums/garcia_fernandes/index.html


graovasco_s_pedro1  Vasco Fernandes (Grão Vasco), actif de 1501 à 1542

 Avant 1501, on ne sait rien sur celui qui a longtemps été considéré comme le plus grand peintre portugais du XVIe siècle, le seul connu en dehors des frontières. On a beaucoup brodé sur la vie d’un artiste dont l’époque romantique avait fait une sorte d’artiste maudit, presque un héros national. On sait aujourd’hui qu’il a eu une carrière assez conventionnelle, un carnet de commandes rempli et rentable. Sa première femme était Ana Correia et c’est dans la maison de son beau-père, Pêro Anes, tailleur à Viseu, qu’il installa sa première résidence et son atelier, tout près de la cathédrale. Devenu veuf, après 1524, il s’était remarié avec Joana Rodrigues, avant 1534. Il avait eu au moins une fille, Beatriz, de sa première femme, et peut être une deuxième, Leonor Fernandes. Ses revenus augmentant avec la notoriété et donc les commandes, il acquiert dans les quarante années suivantes plusieurs propriétés, de la vigne notamment et meurt dans une aisance confortable en laissant une œuvre abondante.

Les commandes qu’il recevait le conduisaient à s’éloigner de son domicile, quelquefois pour une longue période. Par exemple, il passe presque toute l’année 1507 à Lamego, où il travaille au retable du maître-autel de la cathédrale. Le style de sa peinture permet de penser qu’il a été influencé par des Flamands, ébénistes chargés de construire le cadre du grand polyptyque de la cathédrale de Lamego entre 1506 et 1511. Mais il ne s’éloigne jamais beaucoup de Viseu. Sauf en 1515, où il se trouve à Lisbonne, auprès de Jorge Afonso, chez qui il a peut-être recruté Gaspar Vaz, qui viendra plus tard le rejoindre à Viseu. Mais c’est dans cette ville (300 km au nord de Lisbonne) qu’il fréquente son commanditaire et son interlocuteur le plus important : D. Miguel da Silva, évêque de Viseu, cardinal et humaniste éclairé, ambassadeur à Rome, dédicataire du Livre du courtisan de Balthazar Castiglione. Il en fera le portrait dans le tableau représentant Le Christ chez Marthe et Marie.

Deux chantiers marquent la carrière de Vasco Fernandes : les restructurations des cathédrales de Viseu et de Lamego, pour lesquelles il exécutera deux immenses polyptyques, le premier en 1506-1511, le second en 1501-1506. Il reste 14 panneaux du retable de Viseu, dans lequel étaient représentées des scènes de la Vie de la Vierge, de l’Enfance de Jésus et de la Passion du Christ. L’un d’entre eux, L’Adoration des mages présente un intérêt historique et symbolique extraordinaire puisque le roi mage noir y est figuré par un Indien Tupinamba du Brésil, première représentation dans l’histoire d’un Indien dans l’histoire de la peinture occidentale. D. Miguel da Silva (qui n’était peut-être pas étranger à l’introduction d’une telle nouveauté) commandera d’autres œuvres pour la cathédrale de Viseu autour de 1530, notamment l’emblématique Saint Pierre.

En 1535, l’artiste exécute quatre retables pour Santa Cruz de Coïmbra. Il travaillera pour l’église de Tarouca vers 1535, pour le palais épiscopal de Fontelo vers 1535-1540.

 Il meurt à la fin de l’année 1542, laissant une œuvre novatrice, d’inspiration flamande à l’origine, à la palette sombre mais infiniment variée, dans laquelle la lumière sculpte les volumes et marque la profondeur, où la caractérisation de certains visages (on pense au Saint Pierre) dévoile le talent de portraitiste d’un peintre qui est aussi conteur et dramaturge.

Voir les œuvres : http://legrandatelier.canalblog.com/albums/grao_vasco/index.html


D Diogo de Contreiras (actif à partir de 1521, mort en 1563)

Avec cet artiste, la peinture portugaise amorce un tournant stylistique vers une manière à l’italienne. On entend parler de lui pour la première fois en 1521, lorsqu’il participe à la décoration de la ville de Lisbonne pour l’entrée solennelle de Manuel Ier et de sa troisième femme, Leonor. Entre 1536 et sa mort en 1563, Contreiras déploie une activité constante, dont il nous reste aujourd’hui une cinquantaine d’œuvres. Autour de 1540, le duc de Bragance lui commande deux retables, pour les églises d’Ourém et de Unhos, au nord de Lisbonne ; l’Ordre du Christ lui passe trois commandes pour différents couvents. C’est aussi à ce moment qu’il peint la magnifique Mort de la Vierge, aujourd’hui conservée au Musée des Beaux-Arts de Valence.  La Prédication de Jean Baptiste est emblématique de sa manière. Conservée au Musée d’art ancien de Lisbonne, elle fut peinte vers 1552-1554 pour le monastère de São Bento de Castris. Il s’agit là d’une des œuvres magistrales de la peinture portugaise du milieu du XVIe siècle, pour la virtuosité du dessin, pour la composition qui rend à la fois le mouvement des corps mais aussi celui des âmes troublées par le prédicateur. Mais Contreiras est aussi un peintre du portrait (ses personnages sont parfaitement caractérisés), de la couleur et de la décoration. Caractéristiques d’un maître qui expliquent l’influence qu’il a exercé sur toute une génération de suiveurs.  

 Voir aussi : http://legrandatelier.canalblog.com/albums/diogo_de_contreiras/index.html

 


8 novembre 2011

GREGORIO LOPES ET LES "ARCHITECTURES PEINTES"

 La dernière Adoration des mages de Gregório Lopes

dans le contexte des « architectures peintes » * 

par Isabel Policarpo

(article publié en 1999 dans Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes. Traduit du portugais par Mireille Perche)

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Gregório Lopes est essentiel pour saisir la peinture de la Renaissance et du premier maniérisme anversois au Portugal, car il est représentatif de la situation de changement et de modernité dans la peinture portugaise du deuxième quart du XVIe siècle.

Après une première phase de formation, vers 1518-1520, il travaille, sous la direction du peintre Francisco Henriques, en collaboration avec Cristóvão de Figueiredo et Garcia Fernandes, au plafond – disparu – du Tribunal de Lisbonne.

En 1520 1, il est nommé, par le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jacques de l’Épée de Palmela, au grade de chevalier de l’Épée,,;, ce qui est le plus haut privilège auquel un artiste pouvait accéder : preuve de son prestige social et d’un statut professionnel élevé, dans le cadre duquel on lui commanda plusieurs œuvres. En 1522, il est confirmé dans la charge de peintre du roi par Jean III  2, charge dans laquelle il avait été promu à la fin du règne de Manuel Ier, puisqu’on le trouve déjà à la tête d’un atelier à São Domingos.

En 1525  3, il termine, comme le montre le premier travail documenté qui nous soit parvenu4, le retable de la chapelle du Sauveur du couvent de São Francisco de Lisbonne, couramment désigné par Série de São Bento, retable constitué par 5 panneaux dont 4 subsistent, et qu’il exécute en collaboration avec le peintre Jorge Leal5. On sent encore l’influence dominante de l’atelier de Jorge Afonso, chez qui il s’était formé, et, surtout, les traces du travail collectif. L’Adoration des Mages est une pièce plus importante,  par le raffinement dans le traitement des détails, le caractère aulique de la composition, caractéristique des peintres de l’ « école de Lisbonne », ici déjà perceptible dans les vêtements des personnages de type aristocratique, les objets et pièces d’orfèvrerie, l’extraordinaire compétence dans la composition, le traitement triangulaire, et le réalisme surprenant des visages. Quoiqu’étant une des premières œuvres de Gregório Lopes, on y trouve déjà les caractéristiques de ce peintre : visage ovale de la Vierge, yeux globuleux, doigts allongés, mouvement des draperies et préférences chromatiques. Du point de vue de la composition, c’est la peinture qui s’éloigne le plus des stéréotypes iconographiques.

Dans la commande du retable dit du Paradis, aujourd’hui également au Musée national d'art ancien de Lisbonne, que le peintre exécute vers 1527, œuvre dont les affinités avec la précédente sont manifestes et où il faut peut-être voir la main de Jorge Leal, Gregório Lopes montre bien qu’il est un artiste de la Renaissance, tant par son goût du détail dans les tissus et autres, que par le traitement des personnages ou même des atmosphères et des paysages, où le sfumato est visible.

C’est l’œuvre majeure de Lamego, le retable de l’église de Ferreirim, commandé pour l’Infant D. Fernando en 1533, effectué en 1533-1534, par une équipe dirigée par Cristovão de Figueiredo, en collaboration avec Garcia Fernandes6, et dont il subsiste encore huit panneaux, qui est singulièrement représentative des techniques de collaboration artistique. Le caractère profondément individualiste et le langage original qui seront l’apanage de notre peintre, surtout dans sa phase de maturité, ont des racines dans ces œuvres collectives. Son intervention est repérable, tant par sa manière, moins picturale mais cependant renforcée par la rigueur du dessin, par quoi il se distingue déjà des autres œuvres des « maîtres de Ferreirim » 7, que par les surfaces ondulées, caractéristiques, les visages ovales, l’épaisseur de la matière et le raffinement des costumes et des accessoires, qui le placent loin du traditionalisme rigide des compositions d’un peintre comme Jorge Leal.

Dans des oeuvres comme celle que le peintre du roi exécute pour la Rotonde du couvent du Christ à Tomar, entre 1536 et 1538  8 – dont il reste encore Le martyre de saint Sébastien, la Vierge, l’Enfant Jésus et les anges jouant dans un jardin  9, un saint Antoine et un saint Bernard, ou encore, dans le travail effectué en 1539-1540, pour le maître-autel de l’église de Saint Jean Baptiste de Tomar10, une Décollation de saint Jean Baptiste, une Salomé, une Cène, Abraham et Melchisédech, la Récolte de la Manne et la Messe de saint Grégoire –, est visible l’abandon progressif du traditionalisme lié aux modèles flamands et le dépassement de la technique du premier maniérisme anversois.

Ici sont réunis, dans une synthèse parfaite, les principaux traits du « premier maniérisme anversois », auquel se rattache l’œuvre de Gregório Lopes11. Le traitement expressif du visage, les yeux baissés, globuleux et à demi fermés, les poses stylisées des personnages et leurs gestes, au maniérisme évident, les mains longues, aux doigts fins, les vêtements extrêmement riches et raffinés, dans le style de ce qu’on porte à la cour et que le peintre du roi connaissait bien, les draperies lourdes et flottantes, tombant en vagues, les magnifiques accessoires, ornements et armures, richement ornés d’or avec des motifs de grotesques qui rappellent les caractéristiques du « premier maniérisme d’Anvers », l’orientalisme de certaines figures, mis en évidence par les turbans (qu’on retrouvera dans nombre de ses œuvres), le rôle important des fonds de paysage ou d’architecture, qui peuvent aller jusqu’à devenir un tableau dans le tableau et, enfin, une certaine économie de l’espace, par le traitement original des nombreuses figures de groupe, tant au premier plan qu’aux plans du fond, d’où partent et vers qui convergent les points de fuite, permettant ainsi de transmettre une sensation originale de mouvement, voilà des caractéristiques faciles à détecter dans cette peinture et qui résument le style du peintre. Si on esquisse un parallèle avec son contemporain Jan Van Scorel, bien que la comparaison avec un autre peintre néerlandais de ce temps soit abusive, Gregório Lopes occupe, par rapport à la Renaissance portugaise et comme représentant d’un courant maniériste, une position comparable à celle de Bernard Van Orley en Flandres12.

Dans les œuvres de sa dernière période, il est clair que ce peintre du roi, tout en subissant de fortes influences du « premier maniérisme d’Anvers », a développé une manière très personnelle qui l’a individualisé et détaché de l’ « école de Lisbonne », et qu’il est devenu perméable aux manifestations d’inquiétude formelle du nouveau style maniériste, en réaction au conventionnalisme classique des peintres portugais contemporains, ce qui, fait important, a été l’essentiel de son legs aux générations suivantes. Ainsi du dessin gracieux et pur, où le trait se substitue à l’ébauche, du coloris vibrant et intense, qui rappelle les portraits de Van Eyck. C’est un dessin qui met en valeur la richesse des vêtements et des accessoires, dans un souci décoratif qui s’ajoute à un sens très particulier de la composition, où les figures féminines sont d’une grande suavité, perceptible dans l’ovale du visage et la douceur du regard ; tous les modèles affichent une distinction de classe et de cour, qui s’oppose au réalisme des personnages de la vie quotidienne et à l’agitation plastique des derniers plans. Si, d’un côté, Gregório Lopes se montre plus sobre et plus simple, s’écartant de l’opulence décorative, du luxe et de la pompe, de l’autre il est plus spontané et plus direct, par la vibration intense qui émane des personnages, par l’expression des visages, des gestes et des attitudes, et par une organisation nouvelle de l’espace et un dessin plus audacieux.

Dans les seconds plans, où sa sensibilité se reflète mieux et où l’on sent une liberté plus grande dans la composition et même dans la pensée, émergent les motifs tirés de la nature : paysage richement et délicatement traité dans les détails, rappelant Van Orley et Patinir, ensembles architecturaux, parmi lesquels s’agitent des personnages, animés de mouvement et de vie, caractéristiques de l’art du peintre pour figurer les foules. S’il est sans aucun doute raffiné dans le dessin des personnages, des tissus et des accessoires, ici il élargit sa palette dans de forts effets chromatiques, où les fonds d’architecture complexes sont effectués directement au pinceau, dans une facture sans prétention, libre et sûre.

Après 1530, c’est la période qu’on peut définir comme celle de la maturité, où émergent des œuvres plus intéressantes, certaines exécutées dans le cadre de sa charge de chevalier de l’Épée, notamment les six panneaux du polyptyque de Santos-o-Novo : l’Annonciation, l’Adoration des bergers, l’Adoration des mages, Jésus au Jardin des oliviers, la Mise au tombeau et la Résurrection, réalisée juste après la commande de Tomar (vers 1540), et qui comportent d’audacieux fonds all’antico, où l’on retrouve plus d’une fois les principales caractéristiques de ce peintre du roi. C’est à mettre en parallèle avec l’Adoration des mages13 qui se trouve dans une église française : elle présente de nombreux traits communs avec l’Adoration des bergers et avec son homonyme, tant dans le traitement des figures que dans les magnifiques fonds architectoniques qui entourent la scène principale.

Toujours dans la même ligne se situe la dernière œuvre importante connue de Gregório Lopes (aujourd’hui au musée de Évora), constituée par les panneaux exécutés pour les trois autels de l’église de plan centré14 du couvent du Bon Jésus de Valverde15, près de Évora : l’église, comme les panneaux, datant de 1544, et son prix élevé montrant à l’évidence « le haut niveau où le peintre était placé »16, présentait une Adoration des bergers, un Calvaire et une Résurrection. On voit ici s’intensifier cette tendance expérimentale au maniérisme, déjà évidente dans les œuvres de Tomar, et qui, dans l’agitation des fonds, montre combien Gregório Lopes s’éloigne des canons de la Renaissance classique italienne, et s’ouvre à de nouveau préconçus, dans la ligne de Pontormo et  de Rosso Fiorentino. Dans l’Adoration des bergers et dans le Calvaire, l’évolution de Gregório Lopes est visible, par les solutions maniéristes adoptées dans la composition, la complexité comme dans l’exceptionnelle agitation de la scène, de caractère maniériste, intensément dramatique, les plans complexes des architectures des fonds. Avec les panneaux de Valverde, l’évolution vers la « phase Tomar » est claire, mais il y a permanence des caractéristiques du peintre : vêtements légers aux plis bien marqués, ondulation des bannières, yeux saillants des femmes et des anges, aspect marmoréen du visage de la Vierge, mains aux doigts fins et délicats, théâtralité des personnages, rusticité des bergers, coloris, fonds de paysage ou d’architecture, manière minutieuse de traiter le détail, atmosphère lunaire, force du pinceau, densité de la pâte.

Durant les années quarante du XVIe siècle, en raison de la pénétration italianisante, on sent un épuisement de l’influence du Nord flamand, c’est-à-dire de Bruges et d’Anvers, et par conséquent de ce qu’on désigne par « premier maniérisme anversois ». Si, jusque-là, le poids de la voie anversoise s’imposait, allié à une tradition du gothique tardif, profonde et bien enracinée, un mouvement de révision des valeurs va s’amorcer, avec les œuvres de Gregório Lopes, justement, qui, à un moment charnière, fera de lui un important précurseur du maniérisme dans la peinture portugaise, qui triomphera définitivement au milieu du siècle.

Par ailleurs, au Portugal, même si l’on prend en compte l’existence d’une clientèle qui impose sa volonté dans les commandes, en faisant prévaloir le conventionnalisme de l’iconographie (dont les normes sont stipulées dans les contrats), et aussi la vigilance de l’Église de la Contre-Réforme, on doit noter que, surtout dans la période manuélino-johannine, la peinture se caractérise par un grand éclectisme, qui se manifeste dans les paysages et dans les fonds architectoniques des seconds plans, moins conventionnels que la thématique généralement religieuse des compositions. C’est dans ces représentations de fond, rarement stipulées dans les contrats, que le peintre pouvait se réfugier, laisser libre cours à son imagination, révéler son génie et enfin donner des ailes à sa sensibilité. Très différents des fonds flamands, minutieux et bien dessinés, emplis de conventionnalisme et moins soumis à la manière all’antico des représentations d’origine italienne, ces seconds plans sont embellis par le pittoresque des architectures régionales, par les images du quotidien de la ville ou de la campagne, par le traitement des différents plans et des perspectives et, finalement, par une luminosité d’où ressortent une originalité et une liberté profondes.

La description de ce qu’on désigne généralement par « campagne », qui correspond aux seconds plans (fonds d’architecture ou de paysage), et par « paysage », montre bien que ces fonds avaient une grande importance dans le contexte pictural. Outre que le commanditaire se préoccupait  normalement de l’iconographie religieuse,  il entendait que les fonds confèrent de la dignité à la scène principale17, étant entendu que les architectures des fonds devaient rester compatibles avec cette dernière, le peintre ayant alors toute possibilité « constructive »18. Ainsi, plus que de la volonté du commanditaire, ces seconds plans dépendaient du peintre, et donc de la qualité picturale de l’artiste, qui, tout en ne s’éloignant pas du thème et de l’iconographie religieuse (même s’il les « fuyait » dans certains cas), remplissait les seconds plans selon son goût, montrant là ses connaissances artistiques, qu’il s’agisse de paysages, d’architectures, d’intérieurs ou d’air libre.

Il convient de noter, toutefois, que cela ne peut s’appliquer qu’à des peintres au talent peu commun, comme Gregório Lopes, justement, dont les connaissances théoriques lui permettaient de représenter ces structures architectoniques de manière étonnamment avancée.

Les signaux évidents de transition, détectables dans la peinture portugaise au cours de la décennie 1530, émergent en premier lieu du décor, où se fait sentir le « vent de la modernité », par l’accumulation de signes d’un nouveau langage italianisant, depuis les pilastres décorés « à la romaine » jusqu’aux fonds architecturaux qui abritent des édifices Renaissance. Ceux-ci, réinterprétés à partir des gravures illustrant les traités qui proliféraient alors au Portugal, comme ceux de Serlio ou de Sagredo, nous transmettent aussi l’image de l’architecture portugaise de l’époque, qu’il arrivent même parfois à anticiper. Ainsi, l’architecture des fonds, dans cette peinture éminemment religieuse, révélait alors, plus que les caractéristiques imposées par la circulation et la diffusion des gravures, cette influence du Nord flamand et de l’Italie, comme courants parallèles, ainsi que le résume Juan Antonio Ramírez : « … pendant les premières décennies du XVe siècle, l’architecture dans la peinture devance l’architecture des architectes et, pendant les siècles suivants, elle maintiendra une plus grande ouverture aux recherches d’avant-garde et aux visions utopiques »19.

Au Portugal, les éléments architectoniques du nouveau style apparaissent assez tôt, intégrés dans les ensembles plus traditionnels dans la forme, ce qui nous permet de considérer l’architecture peinte de l’époque comme un « banc d’essai » accompagnant et parfois même précédant l’architecture construite, à l’image de ce qui se passait en Italie. Bien loin de la rigueur perspective et du rationalisme définis à la Renaissance italienne, cette influence, dans certains cas, se superpose aux principes flamands. Ce « goût » peut s’observer dans nombre d’œuvres de la maturité de Gregório Lopes qui, sans doute, se montre capable d’une créativité spatiale particulièrement audacieuse, égale ou supérieure à celle de certains des meilleurs architectes de la Renaissance.

Si l’importance et l’influence des traités dans l’architecture « peinte » (et aussi dans l’architecture « réelle »), sont incontestables, de simples dessins, gravures ou estampes isolées, ont été aussi des véhicules essentiels pour la transmission des formes. Toutefois, c’est seulement dans les milieux de  cour qu’on trouvera une réelle familiarité avec les traités d’architecture (la situation se modifiera avec la prépondérance de l’Académie, au XVIIIe siècle) ; les architectes formés auprès des œuvres étaient loin de s’adapter au prototype élaboré par les lettrés, ou par les peintres du roi. Et c’est pour cela que les représentations d’architecture dans les fonds des peintures sont avant tout l’œuvre de l’ « école » de Lisbonne, liée à la cour et esthétiquement dépendante des peintres du roi. Ceux-ci anticiperont même l’architecture des architectes, théorisant  ainsi dans la pratique, et il ne restera plus qu’à pratiquer la théorie (qui s’exprime par des textes, des images, des descriptions et des peintures).

La preuve évidente que, derrière ces représentations architecturales dans la peinture, on trouve une étude approfondie des dessins, des gravures et des traités, est que ces « architectures peintes » étaient décalquées au stylet, pour marquer les contours et les perspectives, alors que le reste de la composition était effectué seulement au pinceau. Il existait un « projet » préalablement défini par le peintre, et exécuté ensuite, à l’image de la figure de l’ « architecte » qui, nouvelle-née, finirait par prévaloir sur celle du « maître d’œuvre ».

Tandis qu’en Espagne l’architecture du XVIe siècle est marquée par l’absence de peintres-théoriciens et par la présence dominante d’architectes-théoriciens, qui prolongent l’engouement pour l’Italie au XVe siècle20, au Portugal cette position a tendance à s’inverser², ce qui ira de pair avec l’émergence des architectures imaginaires dans la peinture. Face à toutes ces « avancées », il est parfaitement compréhensible que, outre l’influence des gravures, traités et dessins, Gregório Lopes, plus ouvert que d’autres à la nouvelle esthétique, ait privilégié la représentation de la réalité quotidienne. Ainsi, les architectures de fond des oeuvres commandées par Lisbonne, Tomar, ou Coïmbra, représentent ces villes,  même si, dans la plupart des cas, ces représentations s’inspirent de gravures plus ou moins idéalisées, ce qui est logique dès lors qu’on pense en termes de « constructions imaginaires ». Il est donc possible que cela ait fonctionné comme « miroir », car même si, initialement, l’architecture peinte pouvait avoir une grande influence sur l’architecture réelle, dans la mesure où les peintres avaient pris de l’avance sur les architectes, c’est aussi l’architecture construite qui était privilégiée et qui, à son tour, transparaissait dans les œuvres de nombreux peintres.

Normalement, on représente surtout les éléments emblématiques de tel ou tel lieu, ce qui permet l’identification rapide de l’endroit. De cette manière, sans être des documents absolument fiables, ces fonds architectoniques permettent, d’une part, de situer physiquement le lieu où le peintre se trouvait quand il a exécuté telle œuvre, et d’autre part d’apporter un témoignage important sur l’architecture de l’époque21. Toutefois, outre l’architecture proprement dite, de petits détails apparaissent22, qui permettent de mieux identifier une région ou une localité déterminées. Dans le cas de l’architecture intérieure surtout, minutieusement représentée la plupart du temps, on peut, en attribuant à ces détails une valeur documentaire, conclure que les peintres, au moins en ce qui concerne la forme, sont les précurseurs des architectes.

La Rotonde du couvent du Christ de Tomar est représentée dans de nombreuses œuvres de Gregório Lopes –– ce qui en fait un véritable ex-libris de cette ville du Ribatejo. Cela n’a rien d’étonnant si on tient compte des travaux qu’on y fit, après la réforme de l’Ordre, sous la responsabilité de Jean de Castilho. Il faut admettre que c’est ce qu’on a réalisé de mieux en matière de construction  civile et militaire dans tout le royaume. Toutefois, il faut aussi tenir compte de la spécificité de l’iconographie de ce monument24, dont la figuration symbolique renvoyait au Temple de Jérusalem, représenté de préférence dans les fonds de la peinture flamande comme élément d’architecture « idéale ». Ainsi, dans les représentations picturales les moins « construites », où l’architecture n’est pas d’abord dessinée, il sera souvent représenté, comme « idéalisation » d’une architecture suggérée, à la morphologie identique, accompagnant l’ « obligation » de remplir les seconds plans des représentations religieuses. Chez le peintre du roi Gregório Lopes dominera un fort sentiment du réel et du concret, du « visible », à côté d’une certaine dose d’idéalisme, auquel il ne pouvait pas échapper dans le champ des constructions imaginaires et de la « Cité idéale ».

Ces « constructions illusoires » fonctionnent comme un tableau dans le tableau, constituant une entité autonome à l’intérieur du champ d’étude de l’architecture de la Renaissance et du maniérisme et, de ce fait, il convient de les traiter comme telles, jusqu’à constater l’indépendance de l’ « architecture des peintres » par rapport à l’architecture des architectes25. Quoi qu’il en soit, des peintres comme Gregório Lopes ont tenté d’aller plus loin dans leurs propositions structurelles et urbanistiques : tout en correspondant à une idéalisation, elles avaient le même fondement théorique (gravures, traités, études, dessins) que celui sur lequel reposait l’architecture des nouveaux architectes. Quoique n’ayant pas dépassé le stade de l’architecture « expérimentale », puisque jamais réellement construites, ces « utopies architecturales » auront aussi une représentativité déterminante dans la représentation de l’architecture dans la peinture portugaise de la Renaissance, et dans la définition des nouveaux modèles architectoniques.

Toutefois, les architectures peintes ne reflètent pas toujours l’architecture contemporaine ou locale, et peuvent être simplement imaginaires26, ou tout au moins se distinguer des vraies constructions, dans une évidente « allure de carnaval »27 qui leur ôte toute importance.  À dire vrai, elles ne sont pas nécessaires à l’expression de la sensibilité. Ces fonds d’architecture, loin d’avoir obligatoirement valeur historique, peuvent même ne pas servir à fournir des informations fiables sur le style et l’art de l’époque à laquelle ils ont été peints, et se contenter de transmettre une sensibilité propre, dès lors que l’«obsession » de l’architecture dans la peinture de la Renaissance, en dehors du fait qu’elle traduit un souci du style all’antico, est surtout utile à la perspective. La perspective était devenue un des éléments fondamentaux du dessin et conférait aux arts la capacité de transformer la culture et la société. Mais, comme dans toutes les constructions imaginaires, les fonds deviennent chaque fois plus « architecturaux » par l’emploi des structures de la Renaissance, puisqu’il dépend surtout de la capacité des artistes d’assimiler un ensemble de nouvelles formules28.

     Soit pour ces motifs, soit dans un rejet avant-gardiste du système médiéval pour s’ouvrir à l’influence italienne, certaines œuvres plus tardives de « peintres-architectes » comme Gregório Lopes auront un succès particulier. Dans les panneaux de l’église du Bon Jésus de Valverde (1544), on observe la même idéalisation expérimentale de l’architecture militaire des seconds plans : le peintre du roi s’éloigne nettement des modèles de la Renaissance italienne classique, dans une avancée structurelle qui est une ouverture très claire vers les valeurs du maniérisme. Dans ce contexte, est également significative l’identification symbolique de la Rotonde au Temple de Jérusalem ou, mieux, à la « Mosquée d’Omar », que l’architecture médiévale copiait comme image du Temple de Salomon29. Pour Élie Lambert, ces édifices de plan centré à déambulatoire présentent une symbolique funéraire en tant que lieux d’inhumation et de vénération de reliques30. Toutefois, l’influence du Temple de Jérusalem est évidente s’agissant des églises de plan centré attribuées aux Templiers31 : pour des historiens comme Juan Antonio Ramírez,  c’est au XIIIe siècle, avec des églises comme celle de Vera Cruz de Ségovie, qu’on trouve « une des reconstructions les plus convaincantes du temple de Salomon comme édifice de plan centré en Occident »32. Pour Ramírez, l’église des Templiers de Tomar fut une des plus surprenantes constructions de l’Ordre33, établi au Portugal en 1126. Le monument de l’Antiquité, recréé de manière utopique, influença de nombreux autres édifices, montrant ainsi, une fois de plus, que nombre d’« architectures peintes » exerçaient davantage d’influence que les réelles.

     Dans cette analyse de l’architecture comme iconographie du lieu34, c’est-à-dire de l’invention par l’architecture peinte de lieux imaginaires, mais précis et vraisemblables, où l’on reconnaît une interaction entre la pratique architecturale et l’imaginaire des peintres, il convient de rapporter certains thèmes codifiés par la tradition  à la façon dont les éléments architectoniques sont fixés. Ainsi, s’agissant de la cabane ou de la grotte de la crèche, dans la Naissance du Christ, même si peu de place est laissée à l’architecture, on aperçoit des ruines à ciel ouvert et des architectures démolies, dont l’effet symbolique comme lieu « abandonné » n’est pas négligeable.

Quant aux fonds de la Nativité et de l’Adoration des mages de Gregório Lopes, venant du couvent du Paradis de Évora – démoli – , ces caractéristiques y sont clairement visibles, et sont encore présentes dans des œuvres plus tardives, comme l’Adoration des mages du retable de Santos-o-Novo ou dans celle de l’église française, qui montrent le même goût pour les architectures en ruine, où domine une authentique conception de l’architecture peinte, et où, comme d’habitude, s’agitent de petits groupes de personnages.

En revanche, les architectures à demi détruites n’apparaissent plus dans la « maison de la Vierge Marie », où a lieu l’Annonciation ; l’endroit, au contraire, est relativement luxueux, l’architecture religieuse et le mode d’habitation noble se confondent, pour se rejoindre dans le  « Temple de la Vertu »35. Dans l’Annonciation de la Série de Santos-o-Novo, cette iconographie prévaut, où l’on remarque l’opulence dans la décoration qui caractérise les premières œuvres du peintre du roi, liée au luxe des milieux de cour, visible dans l’atmosphère des fonds. Cependant, le peintre n’oubliera pas ses connaissances d’architecture classique, lorsqu’il utilisera, pour le portique majestueux qui s’ouvre sur le lit de la Vierge, des éléments comme les colonnes-balustres de Diego de Sagredo et les médaillons typiques sur les diaphragmes.

Il existe toutefois une transition entre l’architecture comme complément décoratif et l’architecture comme contextualisation du réel. Dans les six panneaux qui constituent le retable de Santos-o-Novo (vers 1540), l’habillement est extrêmement riche et raffiné, semblable à celui qui est en usage à la cour, l’ornementation est faite de grotesques du « premier maniérisme anversois », l’orientalisme est patent dans certains personnages et, surtout, le rôle joué par les fonds est important, qu’ils soient d’architecture ou simplement de paysages. Dans l’Annonciation, on trouve plus d’une fois des colonnes tronquées, des pilastres décorés de grotesques, également utilisés dans les pièces d’orfèvrerie et, ainsi qu’on le voit dans les œuvres flamandes, une fenêtre double s’ouvrant sur un fond de paysage. Dans l’Adoration des bergers, l’architecture des fonds va jouer un rôle primordial, en termes d’évolution « constructive ». On remarque un portique dont les éléments décoratifs sont de la Renaissance classique, comme dans les architectures similaires, où ressortent les médaillons des diaphragmes, l’architrave aux lignes droites horizontales, décorée de feuillages, surmontée d’un petit fronton interrompu par une niche à image. Il faut noter également les balustres telles qu’on les trouve dans le traité de Sagredo et les gros contreforts/pilastres, décorés de grotesques enroulés, où l’on perçoit la même évolution déjà visible dans l’architecture. Le détail de la fenêtre ouverte sur un fond de paysage est maintenu… Dans Jésus au Jardin des oliviers, on remarque presque imperceptiblement un magnifique fond d’architecture, aux contours encore peu définis, où les traces de gothique demeurent dans les fenêtres ogivales géminées de certains édifices. Quant à la Déposition, c’est une composition singulière, dont l’intérêt principal réside dans la présence d’un magnifique portique, où prédomine une décoration d’invenzione, où une curieuse figure masculine, sorte de créature fantastique (sorte d’atlante), retient l’entablement, et où l’on voit, à gauche, une architecture plus ébauchée que « construite », des rovine classiques. On y distingue nettement un édifice circulaire à trois étages, couvert par la végétation, à la droite d’un autre dont les fenêtres sont gothiques et les toits pointus. Dans la Résurrection, outre un portique en tous points semblable au précédent, on discerne au fond une ville minutieusement représentée, dessin extraordinaire où il est possible d’admirer des tours circulaires, couronnées de merlons et de créneaux, aux angles renforcés par des tourelles cylindriques, une ceinture de murailles et de portes fortifiées, un ensemble urbain composé de maisons aux toits pointus à deux pentes, des tours cylindriques crénelées, qui s’élèvent vers le ciel en s’achevant en pyramide, ou encore un superbe escalier qui conduit à un temple, autour duquel circulent de petits groupes de personnages.

C’est de cette grammaire constructive ici définie que dériveront les dernières œuvres de notre peintre, dans son évolution vers le maniérisme.

Il convient de noter que, dans ces architectures, prédomine le même type de grotesques qu’on trouve sur les pilastres d’autres Épiphanies, comme l’admirable Adoration des mages de l’église de l'église française. Ici on peut encore repérer les caractéristiques des motifs décoratifs utilisés par des sculpteurs comme João de Ruão, dans ce qu’on a désigné par « sculpture de la Renaissance de Coïmbra » : y prédominent des motifs repris de Cornelis de Vos et de Hans Vredeman de Vries, dans la ligne des grotesques associés au « premier maniérisme anversois », constante dans l’œuvre de Gregório Lopes, visibles dans les magnifiques accessoires, ornements et armures, richement ornés d’or et de motifs de grotesques. En revanche, dans l’Adoration des mages qui se trouve en France, et qui est pour nous l’œuvre la plus « construite » en termes d’architecture des fonds, et qui, par conséquent, va rendre possible la transition vers une définition de l’architecture comme contextualisation du réel, les grotesques utilisés sont déjà très différents. Les créatures fantastiques prennent de la force et les enroulements sont plus prononcés, ce qui autorise à établir un rapport avec les gravures de Nicoletto Rosex da Modena et d’Agostino Musi, dit Agostino Veneziano (1518)36, ce qui est plausible si l’on compare les gravures aux décorations ici présentes37.

Toute cette décoration s’inspire plus ou moins fidèlement des gravures italiennes ou des gravures que les Flamands en ont tiré38. Les œuvres à motifs all’antico (chimères, putti, candélabres, dragons, enroulements) circulaient au Portugal, particulièrement celles de Francisco Colonna39, qui aurait copié les frises d’un temple romain, inscription composée de hiéroglyphes observés dans l’église de Saint-Laurent-hors-les-murs, aujourd’hui au Musée du Capitole. Ces motifs furent immédiatement recopiés, spécialement dans l’église de Sainte-Justine à Padoue, où il existait des « fresques » copiées de Colonna, aujourd’hui disparues40. Par la suite, c’est à Raphaël et à ses collaborateurs qu’on doit de les mieux connaître, lorsque la décoration du Vatican (1517-1519)41 fut diffusée par les gravures de Zoan Andrea de Mantoue, Nicoletto Rosex de Modène, Giovanni Antonio de Brescia.

Ces motifs antiques, que la grammaire décorative de la Renaissance avait popularisés, furent diffusés à travers divers pays européens ; aux Pays-Bas, c’est Cornelis Floris et Cornelis Bos qui lancèrent ce style très original42.

Dans ces conditions, on peut alors considérer que l’œuvre de Gregório Lopes évolue vers une évidente concrétisation de l’architecture construite dans la peinture, car, devant l’ample diffusion des traités, d’où il tire nombre d’éléments, il perpétue le caractère particulièrement décoratif de la Renaissance classique, qui disparaîtra ensuite en évoluant vers le maniérisme italianisant.

Devant l’œuvre réalisée par Gregório Lopes pour le Retable du couvent de Santos-o-Novo, comme auparavant dans la série de Tomar, spécialement les tableaux exécutés pour la Rotonde du couvent du Christ (1536-1538) et pour l’église de Saint-Jean Baptiste (1539-1540) à Tomar, il fallait réaliser les fonds d’architecture, comme première étape de cette contextualisation du réel. On y voit des édifices Renaissance où subsistent des caractéristiques gothiques, comme les toits à la flamande, ou les fenêtres géminées, qui ne disparaîtront jamais (en raison de la permanence d’une architecture médiévale à côté d’une architecture en évolution), mais on constate aussi la pénétration de nouveaux éléments italianisants, comme les tours cylindriques crénelées, les loggias et les portiques avec arcades, qui s’éloignent progressivement des modèles traditionnels liés au Nord flamand et se rapprochent chaque fois davantage du « premier maniérisme anversois ».

Outre l’habituel ensemble urbain ceinturé de murailles, on voit apparaître une magnifique tour de section circulaire, robuste, couronnée d’une crête de merlons et de créneaux, qui nous renvoie à l’église des Templiers, polygonale et à contreforts extérieurs, à deux étages délimités par des arcs brisés et des meurtrières. Cette représentation se retrouvera dans les œuvres exécutées entre 1530 et 1540, comme le Saint Paul de Mitra à Évora, la Prédication de saint Jean Baptiste et Saint Joachim et sainte Anne, du musée de Setúbal, et qui va se prolonger dans ce qui est aujourd’hui considéré comme la dernière œuvre de Gregório Lopes, les panneaux du couvent du Bon Jésus de Valverde (1544). Ces œuvres présentent déjà toutefois un caractère architectural, en rapport étroit avec l’architecture virtuelle, et par conséquent très différent de la simple reprise de l’architecture visualisée. À dire vrai, dans les quatre tableaux de Gregório Lopes du musée de Setúbal (1530-1540), est déjà visible l’assimilation d’éléments formels qui annoncent le maniérisme  présent dans les dernières œuvres du peintre du roi et dont l’aboutissement est à Valverde.

Dans l’œuvre de Gregório Lopes apparaissent deux ensembles différents qui s’intègrent dans une architecture idéale, aux stéréotypes proches d’une part de l’architecture expérimentale, et d’une filiation théorique, et d’autre part d’une architecture virtuelle, qui n’existe pas, purement imaginaire, dont les liens sont forts avec l’iconographie (« le Temple de Jérusalem ») et l’utopie (« la Cité idéale »). Le premier est constitué par des fonds architectoniques, authentiques « annotations de fond », évidents dans les scènes de la Vie de saint Pierre de l’église des Cem Soldos de Tomar, dans le Saint Jean à Patmos de l’église de la Pena, à Lisbonne, et encore au fond de l’Ascension de la Madeleine d’Olivença. Le second correspond à des œuvres telles que la Prédication de saint Jean Baptiste, le Saint Jérôme de la série des Arcos (1530-1540), et  Abraham et Melchisédech de l’église de Saint-Jean Baptiste de Tomar, où prévaut la fonction iconographique d’identification du lieu, évoquant le couvent du Christ de Tomar, édifice toujours présent, au loin et sur un plan élevé, de manière à être toujours détaché. Dans ce cas, l’identification symbolique peut aussi être faite avec le temple de Jérusalem, ce qui modifierait la charge emblématique du discours du peintre. Cependant, dans quelques cas, on continue encore à utiliser des éléments qui annoncent déjà le vocabulaire de la Renaissance, dans la recherche de motifs « à la romaine » et de solutions italianisantes, à côté de solutions d’allure encore médiévale, ce qui nous permet d’y voir des liens étroits avec les études théoriques. Ainsi, encore une fois, se trouvent réunis les éléments que nous avons rencontrés dans d’autres œuvres : tours à section circulaire, robustes, couronnées de créneaux et de merlons, avec des arcatures aveugles sur le parement extérieur ; contreforts cylindriques, ou au contraire, tours cylindriques à contreforts adjacents à une muraille trouée de portes ; portes fortifiées, ponts-levis ; ensembles urbains ceinturés de murailles, aux toits à deux pentes ; tours cylindriques élevées et édifices surmontés d’éléments pyramidaux, aux angles renforcés de tourelles cylindriques. Au fond, ce type d’architecture et de forme aboutira à des œuvres comme celles de Valverde, dans lesquelles l’architecture prend un sens majeur d’expérimentation et d’idéalisation.

Il faut encore mettre l’accent sur un autre type d’iconographie, évident dans des œuvres qui, outre l’utilisation d’une nouvelle ornementation « à la romaine », respirent déjà la même idée symbolique. C’est le cas du Jugement des âmes43(MNAA), peint dans les années 1540, magnifique et très intéressante composition, qui se situe dans la ligne des Jugements derniers, où, à travers l’expression architectonique nous est donnée une vision en miniature du Cosmos44. Le Christ en majesté est assis sur un trône d’or gothique, en haut d’un grand escalier semi-circulaire, où s’ouvre un magnifique portique hexagonal (y prédominent des motifs décoratifs repris de Cornelis Bos et de Hans Vredeman de Vries) ; il y a une coupole au centre et des colonnes adossées, un petit temple Renaissance ; en descendent des escaliers parallèles qui conduisent au Purgatoire et à l’Enfer ; l’illusion est donné par l’architecture, où le décor de grotesques de style flamand joue un rôle déterminant.

C’est dans cette ligne architecturale que s’insèrent aussi les panneaux exécutés pour le couvent du Bon Jésus de Valverde (1544), une Adoration des bergers, un Calvaire et une Résurrection, où est visible l’expérimentation maniériste (comme à Tomar), qui se reflète aussi dans les architectures de fond, aux plans complexes, qui atteignent ici le maximum de virtualité qu’on puisse rencontrer dans l’œuvre de Gregório Lopes. Dans l’Adoration des bergers, on retrouve un très beau portique, dont les liens avec le Jugement des âmes sont étroits, quoique l’emploi des ordres soit ici extraordinairement plus correct. Ainsi, on remarque encore une fois les balustres de Sagredo, les chapiteaux qui, abandonnant les formes fantaisistes des précédents, respectent les ordres, composite et ionique ; les arcs sont parfaits où s’insèrent, sur les diaphragmes, des mascarons à figures humaines ; l’entablement est droit, divisé horizontalement et abondamment décoré avec des motifs végétaux, le tout surmonté d’un fronton sans base et ondulé, dont le tympan porte la figure du Père éternel ou de la Vierge, entourés par des anges. Derrière cette première structure, on peut deviner un cloître, dont les arcades et les principaux éléments architectoniques sont loin de ressembler au type gothique qu’on rencontrait dans nombre d’œuvres de ce peintre, et sont déjà visiblement sur le versant Renaissance qui conduira à la sobriété du Estilo chão. Dans le Calvaire, on trouve un des plus beaux morceaux d’architecture de fond de Gregório Lopes. Outre la présence, sans solution de continuité, de tous les éléments architectoniques, réels ou idéels, déjà répertoriés, on trouve aussi les scènes habituelles de second plan privilégiées par le peintre, sous un ciel ténébreux. Quant au traitement des fonds d’architecture, le dessin est esquissé d’un pinceau rapide, comme toujours chez Gregório Lopes, et produit une atmosphère « impressionniste » (Manuel Branco). Finalement, dans la Résurrection, on voit encore un morceau d’architecture urbaine, plus ébauchée que construite, dont le sfumato transcrit une profonde idéalisation, où se détache sur un plan plus élevé un temple qui ne peut que faire penser au Temple de Jérusalem, manifestant ainsi la présence de la Cité Sainte à l’arrière de la scène principale, mais ce pourrait être aussi bien le couvent du Christ de Tomar, avec lequel, comme on l’a vu, le rapport iconographique est constant.

Déjà dans l’Adoration des mages du Retable de Santos-o-Novo, comme dans celle qui se trouve en France, ressortait un certain degré de fantaisie, à rebours de la représentation constructive de l’architecture, principal objectif du peintre du roi, dont les fondements sont ici. La thématique, liée à la question iconographique de la « cabane » des Nativités, imposait une architecture de ruines ; il est visible qu’ici, plutôt que de s’essayer à une pseudo-humilité, la thématique est ennoblie par une symbolique évidente dans l’architecture qui, moins décorative et plus proche du classicisme, fonctionne comme simple élément expérimental au service de l’idéalisation. La perspective artificielle alors définitivement acquise rend cette impression d’illusionnisme, qui permet de construire dans la peinture l’espace architectonique souhaité. Ainsi émergent les nouvelles théories intellectuelles de la « Cité idéale », imaginée et idéalisée par chaque peintre. De cette manière, le symbolisme acquis pourra fonctionner comme référence spatiale et temporelle, faisant ressortir ce dont le caractère iconographique et iconologique se rapporte à l’ « idée » transmise par l’architecture peinte, premier objectif de l’expérimentation virtuelle.

En définissant petit à petit la grammaire constructive de ses dernières œuvres, et en cheminant sur la voie du maniérisme, le peintre du roi s’est éloigné définitivement de l’architecture fantaisiste, d’invenzione, pour s’affirmer détenteur d’une capacité constructive originale, comportant une virtualité expérimentale. Dans l’esthétique de la Renaissance et du proto-maniérisme, ces fonds d’architecture peinte furent les précurseurs de constructions réelles. Partant du « il en va de la peinture comme de l’architecture », on arrivait à ce que les architectures imaginées par la peinture anticipent l’architecture des architectes… 


* « O quadro de Gregório Lopes em França no contexto das ‘arquitecturas pintadas’», Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Seminario 11-12 Fevereiro 1999, Actas), Lisboa, Instituto José de Figueiredo, 1999, p. 133-147. Traduction par Mireille Perche.

1 Vítor Serrão, « Uma pintura de Gregório Lopes en la iglesia de la Madalena… », Olivenza-Antologia Esencial, Ed. Regional de Extremadura, 1994, p.104-112 ; toutefois, on admettait, jusqu’à il y a peu, la date d’investiture de ce peintre dans l’ordre de saint Jacques comme étant 1524 ou 1525 ; cela a été récemment mis en doute par les recherches de Joaquim de Oliveira Caetano, à partir de la découverte d’un document qui lui a permis de conclure que la date était antérieure de quelques années.

2 Par lettre du 25 avril et moyennant le paiement d’une somme élevée, depuis janvier 1526, fixée en novembre 1524, de 5000 réaux et un muid de blé (cf. Luis Santos, Gregório Lopes, p. 6 et 7 ; Fernando de Pamplona, Dicionário de Pintores e Escultores Portugueses, vol 4,  Lisbonne, 1954, p.229.

3 L’historien de l’art Adriano de Gusmão  a publié un document, découvert par Vitorino Magalhães Godinho, daté du 17 mai 1525, qui permet d’affirmer que les peintres lisboètes Gregório Lopes et Jorge Leal avaient terminé de peindre le retable de la chapelle du Sauveur de ce monastère, puisqu’on avait appelé, pour procéder à son évaluation, le peintre du roi Jorge Afonso et le peintre du Sénat Antão Leitão (cf. Vítor Serrão, « Mestres do retábulo de S.Bento (Jorge Leal e Gregório Lopes) », [Catalogue de l’exposition] Grão Vasco e a Pintura Europea do Renascimento, Lisboa, CNDP, 1992, p.364.

4 Bien que certains auteurs lui attribuent la fabrication du retable de Santa Auta, terminé vers 1520, en collaboration avec Cristovão de Figueiredo, cette affirmation ne doit pas être prise en compte.

5 De cet ensemble, constitué par la Visitation, l’Adoration des Mages, la Présentation au Temple et l’Enfant Jésus parmi les docteurs, faisaient partie le panneau disparu de la Déposition de Croix (cf. Vítor Serrão, « Mestres do retábulo de S.Bento … », Grão Vasco…, p. 364). Adriano de Gusmão atteste l’attribution de ce tableau à Jorge Leal et Gregório Lopes (cf. Adriano de Gusmão, Mestres desconhecidos du Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne, Artis, 1957).

6 Sur cette commande, outre ces trois peintres, il est possible qu’ait travaillé Cristovão de Utrecht (cf. J. Caetano, « Mestres de Ferreirim », Grão Vasco e a pintura europeia do Renascimento, p.369).

7 La désignation est utilisée par des auteurs comme Luis Reis-Santos, pour réunir un ensemble d’œuvres du 2e quart du XVIe siècle, en rapport avec des maîtres qui ont travaillé à Ferreirim, et qui, à l’occasion, n’ont eu avec ces peintures que des ressemblances très vagues.

8 C’est Sousa Viterbo qui a publié le reçu de septembre 1536 qui démontre que le peintre du roi Gregório Lopes, soussigné, est chargé de peindre plusieurs retables pour les autels secondaires de la Rotonde du couvent du Christ de Tomar et aussi pour la chapelle de Notre-Dame, à côté de l’escalier de cette même rotonde, pour lequel il a reçu 68 000 réaux (cf. Sousa Viterbo, Notícias de alguns pintores portugueses, p.105).

9 Lors d’une récente recherche, Lurdes Craveiro a trouvé un document inédit, signé par Gregório Lopes et écrit après le 28 août 1537, qui prouve l’exécution de l’oeuvre La Vierge, l’Enfant Jésus et les anges jouant dans un jardin (ANTT, Ordem de Cristo, Livre 23).

10 Ce retable a été démantelé par la suite, au moment des grandes transformations effectuées dans l’intérieur de l’église : démolition du fond de l’abside de la chapelle principale et son prolongement rectangulaire toujours présent. C’est au XIXe siècle que les panneaux ont été retirés lors du redécoupage du maître-autel, encadrés et placés sur les murs latéraux de l’église, où ils sont encore.

11 L’expression « premier maniérisme d’Anvers » trouve son origine chez des historiens comme Luís Reis-Santos et Adriano de Gusmão ; cependant, la définition est bien plus récente, et due avant tout à des historiens comme Vítor Serrão qui l’ont mise en relation avec l’œuvre de certains peintres.

12 Dans la première moitié du XVIe siècle, Anvers était la ville la plus importante de Belgique et le centre financier de l’Europe. C’est là que se développèrent les principales écoles flamandes de peinture; Van Orley (Bruxelles, 1491- 1542) et Van Scorel (Utrecht, 1496-1562) furent les précurseurs du courant maniériste, le premier ayant été l’élève favori de Raphaël.

13 Cette œuvre a été attribuée à Gregório Lopes par Luís Reis-Santos, qui l’avait vue lors de l’exposition Le Seizième siècle européen au Petit Palais en 1966, encore qu’il la connaissait déjà, depuis 1950, par sa reproduction photographique. Dans le catalogue de l’exposition, le conservateur des Musées de France, commissaire général de l’exposition, écrivait qu’il s’agissait d’une œuvre d’origine portugaise dont Louis Bourdon avait suggéré le rattachement à l’ « école » de Gregório Lopes (cf. Luís Reis-Santos, « Uma obra-prima de Gregório Lopes em França », Colóquio. Revista de Artes e Letras, 42, 1967, p. 21-25). Grâce aux informations données par l’archiviste française, Mme Marie-Solange Serre, qui nous a envoyé des photographies, on sait que l’œuvre fut offerte à l’église par un ancien député du département.

14 Comme l’entrée dans le couvent en question se faisait latéralement, par l’octogone opposé à celui de la chapelle principale, de biais, de manière à ne pas troubler l’intimité du lieu, il fallait tourner à gauche pour se trouver face à l’autel ; ce détail a dû être pris en compte par Gregório Lopes, par D. Henrique ou par les moines, au moment de la répartition des panneaux dans les niches. Pour cette raison, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, on les plaça  de manière à ce que le regard suive le mouvement que nous avons évoqué : le Calvaire au maître-autel, comme il est normal, mais l’Adoration des bergers dans l’octogone du côté  de l’Épître, car cette niche était la première qu’on voyait en entrant ; la Résurrection était placée du côté de l’Évangile, pour être contemplée en dernier, après le Calvaire du maître-autel. Cette disposition a été étudiée par Manuel Branco (« A fundação da Igreja de Bom Jesus de Valverde… », A Cidade de Évora, p.48), sur la base d’une description minutieuse de l’église dans « Notícia de Freguesia de N.S.da Assumpção da Tourega… » (B.P.Év., Col Manizola, pasta 71, n°3), manuscrit qui doit être du père Manuel Fialho (XVII/XVIII siècle) qui, dans Évora ilustrada (B.P.Év., Cód.CXXX/1-11,F.646), confirme cette disposition des panneaux.

15 Le couvent du Bon Jésus de Valverde, fondé par le cardinal D.Henrique, frère de D.Jean III, et remis par le fondateur aux capucins de la Province de la Piété, de l’ordre de saint François de la Piété, avait été construit par Miguel de Arruda ; les panneaux de Gregório Lopes avaient aussi été commandés par D.Henrique, en même temps que l’église (cf. Manuel J.C.Branco, « A fundação da Igreja de Bom Jesus de Valverde… », A Cidade de Évora, p. 39-71).

16 IDEM, « A fundação da Igreja de Bom Jesus de Valverde… », A Cidade de Évora, p.57 et Est.1- Enregistrement (1545) du paiement du Retable à Gregório Lopes.

17 On trouve la même chose dans la Renaissance espagnole (cf. Ana Avila, « Oro y tejidos en los fondos pictóricos del Renascimiento español », Anuario del Departamento de historia y teoria del arte, vol. 1, UAM, Madrid, 1989).

18 José Filgueira Valverde, La Basílica de Santa María de Pontevedra, Lam. CXVI et CXVII (sl).

19 Juan Antonio Ramírez (Dominguez), Cinco lecciones sobre arquitectura y utopia, Departamento de Historia de arte de la Universidad de Málaga, Málaga, 1981, p.177.

20 Lino Cabezas Gelabert, « La perspectiva angular y la introducción de la perspectiva artística en la España del siglo XVI, D’Art, 15, Université de Barcelone, mars 1989, p.169.

21 Flórido de Vasconcelos considère que ces représentations architectoniques peuvent contribuer à la datation et à l’attribution de certaines œuvres, dans la mesure où elles fournissent des éléments sur des monuments disparus ou transformés, sur l’habitat national, la physionomie urbaine ou l’architecture portugaise de l’époque, « inspirés de nombreux détails architectectoniques dans les panneaux du XVIe siècle » (cf. Flórido de Vasconcelos, « Vistas de cidades na pintura medieval portuguesa », Panorama, 22, III série, Lisbonne, 1961, sd).

22 Outre l’influence flamande sur laquelle ont insisté des historiens de l’art comme Reynaldo dos Santos, il ne faut pas oublier le régionalisme particulier qu’on rencontre dans les fonds d’architecture des seconds plans, qui reflètent une vision propre de la peinture (cf. Reynaldo dos Santos, « A paisagem e o naturalismo dos segundos planos nos primitivos portugueses », Colóquio. Revista de artes e letras, 5-6, 1959, Lisbonne, p.12.

24 Le plan centré de la rotonde renvoie au Temple de Salomon (sur ce point, voir Juan Antonio Ramírez, Dios, Arquitecto. J.B. Villalpando y el templo de Salomón, Madrid, 1994).

25 Eugénio d’Ors, « La arquitectura en las obras dos primitivos portugueses », Boletim da Academia…, art cité, p. 18.

26 Pour certains historiens elle peuvent être purement imaginaires, à côté d’autres tirées du « réel », et donc visualisées (cf. Flórido de Vasconcelos, « Vistas de cidades na pintura medieval portuguesa »).

27 Avec une réserve en ce qui concerne les peintres de la Renaissance qui pouvaient également être orfèvres, architectes, etc., ces figures architectoniques peuvent avoir valeur de documents historiques (cf. Eugénio d’Ors, « La arquitectura en las obras de los primitivos portugueses », p. 7-8).

28 Les architectures fonctionneront comme marque et comme valeur symboliques.

29 Paulo Pereira, A obra silvestre e a esfera do Rei, p.123.

30 Élie Lambert, « Remarques sur le plan des églises abbatiales de Tomar et de Batalha », Congresso do Mundo português, vol.II, Lisboa, 1940, p. 588-602.

31 Selon les thèses traditionnelles énoncées par Viollet-le-Duc, avec lesquelles Élie Lambert a quelques divergences (cf. Juan Antonio Ramírez, Cinco lecciones sobre arquitectura y utopia, p.139).

32 Juan Antonio Ramírez, Cinco lecciones sobre arquitectura y utopia, p.146.  J.H. Pais da Silva, lui aussi, considère que ce devait être une simple chapelle funéraire, sorte de version monumentale des « lanternes des morts » romanes françaises, et non une église de moines-soldats inspirée du temple circulaire dont les Templiers avaient, à Jérusalem, fait leur siège d’Orient (cf. Jorge Henrique Pais da Silva, Páginas de história de arte. 1. Artistas e monumentos, p.186).

33 Juan Antonio Ramírez, Cinco lecciones sobre arquitectura y utopia, p.143.

34 Juan Antonio Ramírez, Construcciones ilusórias, p.104-105.

35 Idem, Construcciones ilusorias…, p. 104-105.

36 André Chastel attribuait les gravures de Nicoletto Rosex da Modena à Agostino Veneziano, ce qui altère absolument l’idée de ressemblance dans les grotesques présents dans ces pilastres (cf. André Chastel, La grottesque. Essai sur l’ « ornement sans nom », Paris, Le Promeneur-Quai Voltaire, 1988, p.19-38).

37 Curieusement, le cadre ciselé et rehaussé d’or s’insère dans la même typologie décorative, quoique beaucoup plus tardive, avec des enroulements de feuillage, des putti, etc.

38 Vítor Serrão et Nicole Dacos, « Des grotesques à la peinture de brutesques », Portugal et Flandre, p. 41-42.

39 Cette hypothèse est référée par Sylvie Deswarte (cf. Sylvie Deswarte, Les enluminures de la ‘Leitura Nova’, 1504-1522. Étude sur la culture portugaise au temps de l’humanisme) ; ayant pu consulter l’œuvre en microfilm à la BNL, nous n’avons aucun doute. Il faut cependant tenir compte de l’incertitude qui pèse sur l’identité de l’auteur des gravures qui accompagnent le livre de Colonna. Cf. Marino Zorzi (Aldo Manuzio e l’ambiente veneziano, Il Cardo, Venise, 1994, note 40), qui pense qu’il s’agit d’un artiste de l’entourage de Benedetto Bondon, qui pourrait bien être Pietro Paolo Agabiti. Ces copies avaient aussi été faites par Andrea Mantegna, entre autres, d’après un des monuments les mieux conservés de Rome, la Domus Aurea (cf. Rudolf Wittkower, Allegory and the migrations of symbols, New York, Thames &Hudson, 1987, p.118-120).

40 Rudolf Wittkover, Allegory and the migrations of symbols, p. 126.

41 Vítor Serrão et Nicole Dacos, « Des grotesques à la peinture de brutesques », Portugal et Flandre, p.42.

42 Ainsi, c’est surtout grâce à la contribution de la gravure flamande, et d’artistes formés par le maniérisme italianisant, comme Floris, Bos et aussi Hans Vredeman de Vries, que les grotesques s’imposèrent plus profondément dans l’art portugais, par la circulation de gravures et d’estampes, qu’on trouve dans les œuvres de ces peintres, sous diverses formes, comme un des éléments les plus importants de la décoration.

43 Vítor Serrão, « Julgamento das Almas. Gregório Lopes (atribuível a)- 1530-1540 », Feitorias…, p. 196-197, et Manuel J.C. Branco, « A fundação da igreja do Bom Jesus de Valverde… », A Cidade de Évora, p. 56. Contudo, J.L. Porfírio, Pintura portuguesa, p.72-73, atribui esta obra a um “mestre desconhecido”.

44 Rafael Moreira, «Arquitectura: Renascimento e classicismo», História da Arte Portuguesa, p.320.

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3 novembre 2011

EXPOSITION EN COURS

L’exposition «Primitivos Portugueses» à Valence :

du 2 novembre 2011 au 8 janvier 2012


Après Lisbonne et Evora en 2010-2011, puis Valladolid, l’exposition «La Pintura de los Primitivos Portugueses», avec 48 oeuvres de la peinture portugaise des XVe et XVIe siècles ouvre au Musée des Beaux-Arts de Valence (Espagne).

Catalogue de l'exposition (en espagnol)



Encontro Porta Dourada Sé de Evora

 aller directement à la vidéo de présentation de l'exposition : http://www.youtube.com/watch?v=lhC40SDCKcc&feature=player_embedded 

 Tomar S


3 novembre 2011

VIENT DE PARAÎTRE

 ARTIS

Artis 9-10  Le numéro 9-10, 2010-2011 de la Revue ARTIS, Revue de l’Institut d’histoire de l’art de la Faculté des lettres de Lisbonne est paru.

Outre les rubriques habituelles (comptes rendus, actualité  de la recherche), il comporte 21 études rédigées par des chercheurs confirmés mais aussi par de jeunes doctorants. Signalons l’article en français, « Athanase Raczinski au Portugal, 1842-1848. Lumière et ombre », p. 19-91, par Sylvie Deswartes-Rosa, directrice de recherches émérite au CNRS, sur un personnage important pour l’histoire de l’art au Portugal, Athanase Raczynski, historien, collectionneur, ambassadeur de Pologne au Portugal de 1842 à 1848. Ce  serait une regrettable erreur de considérer cet aristocrate comme un simple amateur d’art, raffiné, polyglotte, ami des artistes, qui se serait contenté de mettre ses revenus considérables à profit pour ouvrir une galerie de peinture dans son palais à Berlin. Sylvie Deswartes montre que son ouvrage majeur, Les Arts en Portugal, publié en français, à Paris, en 1846 (et suivi en 1847 d’un Dictionnaire historico-artistique du Portugal), fut le résultat d’un travail véritablement scientifique, de contacts avec les universitaires les plus réputés, de recherches en bibliothèque et aux archives et de nombreuses visites sur le terrain. Quoique critiqué en tant que fruit d’une méthode non orthodoxe, l’ouvrage avait cependant l’immense mérite de faire la lumière sur des sujets inexplorés jusqu’alors – par exemple l’originalité de l’architecture manuéline –, de démythifier Grão Vasco pour faire apparaître Vasco Fernandes, de faire connaître Francisco de Holanda, peintre et théoricien, ami de Michel Ange. Il montrait que la peinture portugaise des XVe et XVIe siècles pouvait aisément rivaliser avec les peintures italienne et flamande. Raczynski, avec ses deux ouvrages en français, eut donc un rôle de catalyseur et d’initiateur de l’histoire de l’art au Portugal. Pour lui, l’écriture de l’histoire de l’art allait de pair avec la constitution d’une collection. Sa position privilégiée de diplomate, son nom et sa fortune lui ouvraient toutes les portes. Il acquit les deux panneaux faisant partie du retable dit du Paraíso, de Gregório Lopes, Sainte Apolonia et sainte Inés, d’une part, Sainte Catherine et sainte Barbe, d’autre part ; de Cristóvão de Figueiredo, le triptyque de la Mise au Tombeau, avec saint Jérôme et saint Jean Baptiste, aujourd’hui exposés au Musée national de Poznan.

 

L’article de Sylvie Deswartes (qui prépare actuellement une biographie de Raczynski) est complété par une bibliographie, des extraits de la correspondance de Raczynski, et des illustrations, notamment des aquarelles de Raczynski lui-même).

Raczynski Rua da RosaAthanase Raczynski, Vue des fenêtres de Raczynski à Lisbonne, aquarelle datée 30 juin 1842, "Rua das Rosas das Partilhas. Vue prise de mon logement à Lisbonne, Londres, coll. Wanda Raczynska. (Artis, 9-10, 2010-2011, p. 22).

 

 Malheureusement, la revue est difficile à trouver en librairie, encore plus difficile hors du Portugal. On peut toujours s’adresser directement à l’Institut d’histoire de l’art :

http://ww3.fl.ul.pt/unidades/institutos/iha/Artis/Artis.html

Sommaire : http://www.bnportugal.pt/images/stories/agenda/2011/artis_excerto.pdf


 ◘ Manuel Batoréo, Os « Primitivos portugueses » e a gravura do Norte da Europa. A utilização instrumental de fontes gráficas [Les “Primitifs portugais” et la gravure du Nord de l’Europe. L’utilisation instrumentale de sources graphiques], Lisbonne-Casal de Cambra, Caleidoscópio, 2011, 296 p.

M Livre Manuel

L’auteur http://batoreo.net/) : docteur en histoire de l’art, il a été professeur à l’université de Lisbonne jusqu’en 2007. Parmi ses nombreuses publications consacrées à la peinture portugaise des XVe et XVIe siècles, Pintura do Renascimento português. O Mestre de Lourinhã (La peinture de la Renaissance portugaise. Le Maître de Lourinhã), a reçu le prix José de Figueiredo en 2005. Spécialiste de l’application des techniques de laboratoire à l’analyse des œuvres d’art, il poursuit actuellement une recherche sur « Les fonds de paysage dans la peinture portugaise au temps de la Renaissance. Symbolisme et technique de composition, de la flore et de la faune ».

Le livre porte sur le rôle de l’utilisation, par les peintres portugais actifs durant les règnes de Manuel Ier et Jean III, des gravures provenant des ateliers de l’Europe du Nord. L’auteur a constitué un corpus considérable et inédit qui lui a permis de mettre en rapport le matériel graphique d’Albrecht Dürer, Israel van Meneckem ou Martin Schongauer avec les œuvres portugaises auxquelles les gravures ont servi de modèle. La démonstration est convaincante : l’influence de l’Italie est quasi inexistante sur la peinture portugaise des quatre premières décennies du XVIe siècle ; les modèles viennent de Flandre ou d’Allemagne. Cela étant, si les peintures du Sud reproduisent souvent à l’identique les gravures du Nord, les artistes portugais ont fait preuve d’une grande liberté et d’une inventivité singulière.


 livre D

◘ Didier Martens, Peinture flamande et goût ibérique aux XVe et XVIe siècles, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2010, 334 p.

L'auteur est professeur d'histoire de l'art à l'Université Libre de Bruxelles.

Le livre, fruit d'une enquête minutieuse à travers la péninsule ibérique, veut mettre en évidence le résultat d'une rencontre culturelle qui a duré 150 ans, entre les peintres des anciens Pays-Bas et leurs publics espagnol et portugais.  La formule flamande du retable à volets partagés en deux compartiments superposés a reçu en Espagne et au Portugal un accueil exceptionnel. Par la suite, des peintres brugeois et anversois se sont vu confier la tâche de décorer des ensembles muraux dont l'architecture leur était tout à fait étrangère : les grands retables muraux à panneaux multiples non mobiles, dressés au-dessus des maîtres-autels jusqu'aux voûtes du choeur, typiques du monde ibérique. Avec finesse et érudition, le livre retrace le parcours de lecture souvent complexe de ces grands ensembles. L'abondante illustration confirme la richesse d'une production artistique destinée à satisfaire le goût d'une clientèle disposant des moyens financiers d'une maison royale, et qui souhaitait voir combiner métier flamand et monumentalité ibérique.

Evora

 Maître d'Evora, Ancien retable du maître-autel de la cathédrale d'Evora : montage photographique, p.134-135 du livre.


3 novembre 2011

A LIRE

Primitivos-rostos+logo_net

L'exposition Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves (Primitifs portugais. 1450-1550. Le siècle de Nuno Gonçalves), dont José Alberto Seabra Carvalho était le commissaire, a fait l'objet d'un catalogue : On peut le trouver à Paris, à la librairie du Louvre

Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, Lisbonne, MNAA/Athena, 2010, 308 p.

Table du catalogue : José Alberto Seabra Carvalho, L’exposition. Cent ans de primitifs portugais - Joaquim Oliveira Caetano, Un paysage avec peu de figures. Questions sur la peinture primitive portugaise - José Alberto Seabra Carvalho, L’invention d’une identité pour les primitifs portugais - Joaquim Pais de Brito, Ethnographie, ethnographes et structure de l’identité - Joaquim Oliveira Caetano, Privilège et métier au début d’une profession artistique. Un peintre, qu’est-ce que c’est ? - Dalila Rodrigues, La peinture et ses destinataires. Présentation et fonction de l’image aux XVe et XVIe siècles - Luis Urbano Afonso, La peinture murale portugaise entre 1450 et 1550 - Luis Urbano Afonso, À la recherche de la peinture médiévale portugaise (1100-1400). Le XVe siècle - José Alberto Seabra Carvalho, Le XVe siècle. Gonçalves et les autres - Dalila Rodrigues, La formation artistique de Nuno Gonçalves - Pedro Cabrita Reis, Sans titre. Le goût flamand et le retable péninsulaire - Dalila Rodrigues, Les retables des cathédrales de Viseu et de Lamego et de l’église S. Francisco d’Evora. Une triangulation polémique - José Alberto Seabra Carvalho, Deux maîtres luso-flamands : le Maître de Lourinhã et Frei Carlos. Des ateliers dispersés - Dalila Rodrigues, Le triptyque de la Lamentation de Guimarães - Joaquim Oliveira Caetano, Vicente Gil et Manuel Vicente : deux peintres à Coimbra et plusieurs doutes sur une œuvre - Dalila Rodrigues, Les ateliers de Viseu : Grão Vasco et Gaspar Vaz. Le Grand Atelier - Joaquim Oliveira Caetano, Lisbonne : le Grand Atelier. Les temps qui changent - Joaquim Oliveira Caetano, Sous le signe de l’humanisme. La fin de la Renaissance dans la peinture. Les maîtres luso-flamands à Évora - Joaquim Oliveira Caetano, Les maîtres luso-flamands à Évora : la peinture et le dessin - «Rien n'est voilé qui ne sera dévoilé, rien n'est secret qui ne sera connu ». Considérations sur la technique de réflectographie infrarouge, par António Candeias, Luís Piorro, Sara Valadas, Cristina Dias et José Mirão - Bibliographie.


Le catalogue (en espagnol) de l'exposition "Primitivos. El siglo dorado de la pintura portuguesa. 1450–1550" est en ligne sur le site du Museo Nacional Colegio de San Gregorio de Valladolid :

 

http://museosangregorio.mcu.es/web/pdfs/recursos/PDF_PRIMITIVOS.pdf


 S

"Un chef d'oeuvre controversé de l'art portugais : les Panneaux de Nuno Gonçalves", par Jorge Filipe de Almeida, Dossier de l'art, 132, juillet-août 2006, p. 4-20.

Depuis plus d'un siècle, une oeuvre majeure de l'art portugais, le "Polyptyque de saint Vincent", de Nuno Gonçalves, peintre du roi Alphonse V, est la source d'inépuisables querelles d'attribution, d'interprétation et de datation.


Revue de l'art

"L'histoire de l'art au Portugal", Revue de l'art, 133, 2001-3, numéro spécial.


21 octobre 2011

« PRIMITIFS PORTUGAIS. 1450-1550. LE SIECLE DE NUNO GONCALVES.»

 

« Primitifs portugais. 1450-1550

Le siècle de Nuno Gonçalves »

 S

En novembre 2010, s’ouvrait à Lisbonne une grande exposition. Cent ans après la découverte du chef d’œuvre de Nuno Gonçalves, le Retable de Saint Vincent, soixante-dix ans après l’exposition de 1940 sur le même thème, elle a fait, en exposant plus de 160 œuvres majeures, dont quelques grands retables exceptionnellement reconstitués, le point sur l’état de la recherche en histoire de l’art. On trouvera ci-dessous, traduits en français, 3 articles du catalogue, rédigés par les meilleurs spécialistes de la peinture portugaise des XVe et XVIe siècles, José Alberto Seabra Carvalho et Joaquim Oliveira Caetano.

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Cent ans de Primitifs portugais

José Alberto Seabra Carvalho[1]

Commissaire de l’exposition

(Article publié en 2010 dans le catalogue de l'exposition Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, traduit du portugais par Mireille Perche)

Jusqu’en 1910, la peinture portugaise du XVe siècle était inexistante dans les histoires de l’art européennes. Emile Bertaux disait en 1908 : « Le séjour de Jan van Eyck au Portugal [en 1428] n’a pas réveillé l’art local de son sommeil. C’est seulement à l’époque manuéline que nous voyons se constituer une école de peinture flamingo-portugaise qui évolue dans le sillage des maîtres de Bruges et d’Anvers au commencement du XVIe siècle ». Cependant, peu de temps après, en 1911, le même Bertaux, dans le volume IV de l’encyclopédique Histoire de l’art (publiée à Paris sous la direction d’André Michel), consacrait quatre pages enthousiastes à Nuno Gonçalves, « peintre de l’épopée portugaise » et à son œuvre majeure, les Panneaux de Saint-Vincent, révélés et analysés dans l’ouvrage de José de Figueiredo (1910). Le livre (Arte portuguesa primitiva. O pintor Nuno Gonçalves) accompagnait la première exposition publique de l’œuvre après sa « redécouverte » et sa restauration par Luciano Freire, dans une des salles de l’Académie des Beaux-Arts de Lisbonne (mai 1910). L’impact international de l’événement, dans les milieux savants et les revues spécialisées, fut considérable, car on reconnaissait non seulement le génie « d’un portraitiste majeur de la peinture européenne », mais aussi l’originalité d’une « école portugaise », jusque là perçue comme simplement dérivée des primitifs flamands. « L’histoire de l’art du XVe siècle, au Portugal, se reconstitue aujourd’hui, pour ainsi dire sous nos yeux », affirmait cette année-là Salomon Reinach devant une assemblée d’universitaires français, élargissant encore l’impact de la découverte du maître portugais en lui attribuant un portrait récemment acquis par le Louvre, le mystérieux Homme au verre de vin, et encore un autre, daté de 1456, appartenant à la collection des princes de Liechtenstein. La réputation et la fortune critique de Nuno Gonçalves comme « fondateur » des Primitifs portugais et comme protagoniste de la grande peinture européenne du XVe siècle étaient ainsi lancées.

Cent ans après cet épisode marquant de l’histoire de l’art portugais (et de son internationalisation), on doit inévitablement associer l’évocation d’un autre événement décisif pour la fortune critique des Primitifs portugais : l’exposition qui, en 1940, réunit au Musée national d’art ancien de Lisbonne des centaines de peintures du siècle qu’on associait conventionnellement à cette désignation (1450-1550). Si la notion d’école portugaise, avec pour socle Nuno Gonçalves, fut « inventée » en 1910, c’est en 1940 que fut faite la démonstration de son existence, avec la grande exposition dirigée par Reynaldo dos Santos. Dans les deux cas, on réinventait un passé pour pouvoir construire une identité, une marque d’origine nationale, revendiquée patriotiquement en 1910, magnifiquement explorée en 1940, comme certitude et triomphe. La section documentaire de notre exposition prétend faire une synthèse des événements et des protagonistes de cette époque et le catalogue tente une réflexion critique sur les tentatives de « portugalisation » de la peinture portugaise dans ce  contexte culturel, en convoquant les débats significatifs, les parallèles, dans des domaines comme l’ethnologie ou l’archéologie  durant les dernières décennies de la monarchie constitutionnelle et de la Première République.

Contrairement à une des intentions de l’exposition de 1940, notre exposition ne veut pas faire la synthèse de l’art pictural au cours de la période désignée, de manière un peu ambiguë, comme le « siècle de Nuno Gonçalves ». Par conséquent, elle ne propose pas de récit daté et articulé, à partir du peintre du roi Alphonse V, pas plus qu’elle ne se penche sur les interprétations de son œuvre liées au Retable de Saint Vincent. Ce qui nous intéresse ici, c’est de tenter de nouveaux questionnements et de nouvelles pistes de lecture sur le terrain, complexe et pas toujours bien traité sur le plan historiographique de cette période (sans oublier les réalités de la peinture murale de l’époque), en veillant à souligner les problèmes et les mérites des autres maîtres, en mettant en scène dans les salles du musée la reconstitution spectaculaire de certains retables. Nous avons aussi souhaité présenter de nouvelles méthodologies pour l’analyse des œuvres en question, en faisant intervenir le travail de laboratoire, d’abord avec une de ses composantes les plus importantes, la réflectographie infrarouge, en en faisant l’aspect le plus novateur de l’exposition. Il est trop tôt, cependant, pour tirer des conclusions « définitives » du nouveau corpus documentaire obtenu à partir de la matérialité des œuvres ; il y a encore beaucoup à faire pour que l’analyse, comparative, des nouvelles données relatives au dessin sous-jacent puisse être explorée de manière exhaustive. C’est pourquoi cette exposition ne constitue pas un point d’arrivée, ni l’opération de communication d’une recherche aboutie. Au contraire, il s’agit de présenter le nouveau point de départ de l’approfondissement des connaissances sur notre patrimoine national des XVe et XVIe siècles, en le montrant au public, disons-le, d’une manière encore jamais vue… Ce catalogue reflète ce parti pris, en substituant aux habituelles fiches critiques des pièces exposées des essais centrés sur les principaux axes de l’exposition, favorisant ainsi la confrontation entre les œuvres et leur réinterprétation grâce aux nouvelles données.

Ajoutons encore que la sélection des peintures venues de l’étranger a été guidée par une série d’intentions bien précises. Précédé par une belle Madone (cat. 1) de Alvaro Pires d’Evora,

 Homme verre de vin

le portrait du Louvre, l’Homme au verre de vin – qui en raison de son apparence laïque, fait figure d’icône « républicaine » –  a été placé, pour mieux les confronter,  dans la même salle que le Retable de Saint Vincent. De Pologne sont venues trois petites œuvres de peintres manuélins, deux d’entre elles permettant la reconstitution intégrale du retable du Paraíso (cat. 79-90).

Elles avaient été acquises dans les années 1840-1850 par le comte Atanasius Rackzinsky, personnage fondateur de l’histoire de l’art portugais ancien. Une Crucifixion attribuée à Frei Carlos (cat.51) est venue de Bruges, fournissant ainsi l’occasion d’un examen comparatif visant à valider ou non une attribution encore incertaine. Il est regrettable que des raisons de conservation aient empêché le voyage du Saint Vincent du Metropolitan Museum de New York.

Il nous reste à dire que le terme « Primitifs », utilisé au début du XXe siècle pour désigner les maîtres antérieurs à la « Renaissance », et aussi les peintres emblématiques d’une puissante culture nationale, apparaît aujourd’hui archaïque et peu opérationnel. De fait, désigner comme « primitifs » des maîtres comme Jan van Eyck, Jean Fouquet ou Nuno Gonçalves peut sembler surprenant voire inadéquat. Mais un tel nom possède une charge historiographique et notre exposition, sans être passéiste, se veut commémorative et revendique un certain classicisme des idées. La capacité de synthèse  d’une telle désignation, même si on la trouve un peu démodée, demeure indépassable.

  


[1] In Primitivos Portugueses, 1450-1550. O Século de Nuno Gonçalves, catalogue d’exposition, Lisbonne, MNAA/Athena, 2010, p. 14-16. Traduction de Mireille Perche.


21 octobre 2011

UNE OEUVRE MAGISTRALE DE GREGORIO LOPES EN FRANCE

Luis Reis-Santos[1]

Une œuvre magistrale de Gregório Lopes en France[2]

(Uma obra-prima de Gregório Lopes em França)

Article paru en 1967 dans Colóquio. Revista de arte e letras, traduit du portugais par Mireille Perche)

tableau avec cadre

On m’avait offert, il y a une quinzaine d’années, la reproduction photographique d’un tableau du XVIe siècle, de caractère portugais, se trouvant en France dans une église de province.

Malgré la mauvaise qualité de la photo, il me fut facile de reconnaître, à travers la technique et, principalement, le style de la peinture, qu’il s’agissait d’une œuvre très belle, caractéristique de notre illustre Gregório Lopes, peintre du roi.

Cependant, malgré tout l’intérêt que j’avais pris à contempler une peinture si marquante, je n’étais pas parvenu à aller la voir sur place.

Heureusement, je n’ai pas eu besoin d’entreprendre un voyage dédié à l’étude in loco et à la documentation photographique de ce tableau très important pour l’histoire de notre glorieuse peinture au XVIe siècle.

J’étais à Paris lorsque, au début janvier de l’année dernière, j’ai eu le bonheur et le plaisir de voir, au Petit Palais, l’exposition Le XVIe siècle européen, organisée par le ministère de la Culture et la Réunion des Musées nationaux, avec le concours de la Ville de Paris.

Dans cette magnifique exposition, d’octobre 1965 à janvier 1966, figuraient plus de 360 peintures et dessins, pour partie inconnus, venant des collections publiques françaises ; et, sous le n°364, s’y trouvait présenté, dans d’excellentes conditions, le magnifique tableau de Gregório Lopes de l’église française, probablement de la meilleure période de l’activité artistique du peintre portugais le plus important de sa génération.

Le panneau de Gregório Lopes, peint sur bois de chêne, est presque carré, puisqu’il mesure 1,31m de haut sur 1,28m de large.

Dans la notice du catalogue, rédigée par Michel Laclotte, conservateur des musées de France et commissaire général de l’exposition, on lit :

« On ignore la provenance de ce tableau, qui fut révélé par l’exposition du musée de Valence en 1957. Le cartouche du XIXe siècle, fixé sur le cadre (« Gram Vasco ») reflète certainement en tous cas une tradition ancienne, assurant l’origine portugaise de l’oeuvre, pleinement confirmée par l’analyse du style. Si l’attribution à Grão Vasco doit être écartée, il faut en revanche tenir compte du rapprochement avec Gregório Lopes, suggéré par L. Bourdon. L. Reis-Santos a récemment proposé une reconstitution convaincante de l’oeuvre de cet artiste (né vers 1490, et cité par des documents de 1513 à 1550), en regroupant autour des rares tableaux certifiés par des textes une série de retables ou de panneaux jusqu’alors anonymes. L’Adoration de de l'église française présente avec bon nombre de ces peintures d’indéniables points communs : mêmes architectures classiques, aux perspectives très élaborées, inspirées de Van Orley[3], mêmes bas-reliefs ornementaux suggérés avec une fantaisie toute « gothique » (cf. par exemple ceux de l’Adoration des bergers d’Évora ; Reis-Santos, s.d., pl. 23), même façon, imitée cette fois, des maniéristes anversois, d’enlever d’un pinceau rapide les silhouettes dégingandées des figures de l’arrière-plan (cf. ceux du Christ à Gethsémani de Lisbonne ; cf. Reis-Santos, s.d., pl. 15). Le type des personnages principaux est également proche de ceux de Lopes, mais on le rencontre chez d’autres Portugais contemporains, immédiats héritiers de Francisco Henriques et Jorge Afonso, comme Lopes. En outre, celui-ci fait généralement preuve d’une violence expressive (cf. par exemple l’Adoration des Mages de Lisbonne ; Dos Santos, 1940, pl. CLI) et d’une tension formelle qu’on chercherait en vain dans la composition du tableau qui se trouve en France. Celle-ci est au contraire marquée par une volonté de douceur, de calme et d’équilibre, où il est aisé de reconnaître l’influence de Quentin Metsys, déterminante, on le sait, pour tant de peintres portugais du début du XVIe siècle. Les analogies et les différences présentées dans l’Adoration des Mages exposée avec les œuvres assurées de Lopes, toutes postérieures à 1520, pourraient s’expliquer si l’on y reconnaissait un travail antérieur à cette date. On manque malheureusement de points de comparaison certains : durant sa jeunesse, l’artiste travailla en association avec d’autres peintres (tels que Garcia Fernandes et Cristovão de Figuereido) dont il est malaisé de le distinguer. S’il a bien participé alors à l’exécution du Retable de saint Jacques (Musée de Lisbonne) comme le suppose Reis-Santos, l’hypothèse d’une attribution du tableau qui se trouve en France au peintre (avant 1520) pourrait se confirmer : certains des panneaux de ce retable (cf. Dos Santos, 1940, pl. XCVIII et XCIX) présentent en effet des rapports de style indéniables avec l’Adoration des Mages. » [4]

La première impression provoquée par ce tableau est celle de l’œuvre d’un maître en pleine possession de ses ressources techniques, sûr de lui dans le dessin, expert dans le modelé et l’harmonie des couleurs, et, principalement, dans l’équilibre de la composition et des valeurs graphiques et chromatiques.

La figure de la Vierge avec l’Enfant Jésus sur les genoux et celle de saint Joseph, tous deux assis, celles des deux Mages agenouillés et de celui qui est debout, constituent, dans la partie inférieure gauche et au centre des premiers plans du panneau, un demi-cercle inscrit dans un losange dont les côtés sont formés, au-dessus, par un tracé qui se laisse deviner, liant les têtes des saints et des Mages, et, en bas, les lignes obliques du bâton de saint Joseph et de l’épée, en partie couverte par les opulents vêtements du Mage agenouillé tout proche de l’observateur.

La figure imposante du Mage debout, somptueusement vêtu, à droite et en dehors du losange, occupe, au centre du tableau, plus des deux tiers de sa hauteur, et met, dans les lourds drapés du manteau du Mage à genoux, une note plus claire à laquelle correspond, du côté opposé, la tache également lumineuse du mur et du pilastre. Celui-ci est orné de bas-reliefs aux motifs Renaissance délicatement stylisés.

Dans le coin supérieur gauche, on voit des fragments de ruines et un tronçon de fût de colonne cannelée qu’un rameau de plante grimpante enveloppe.

La scène fantaisiste de cet épisode évangélique, garant de promesse et de rédemption, empli de réminiscences italianisantes, s’ouvre sur l’extérieur par un arc reposant sur des pilastres, au centre de la composition et vu de côté ; et en face, à droite, par deux autres arcs plus bas, séparés par une colonne, et, comme le précédent, en plein cintre.

Avec les trois poutres de bois, placées au-dessus des arcs, le peintre a certainement voulu suggérer la modeste étable où la tradition dit que l’Enfant Jésus est né.

Au fond à l’extérieur, un édifice de deux étages à escalier extérieur, dont l’entrée à droite à l’étage supérieur est constituée par deux arcs également cintrés et séparés par une colonne au milieu, des arbres et des groupes de personnages, quelques uns avec un turban sur la tête et d’autres à cheval.

La partie de ce beau panneau qui attire irrésistiblement notre attention, par la convergence des lignes de construction du motif principal ou par l’intensité lumineuse que le peintre y a mis, c’est la tête et le giron de la Vierge, le corps de Jésus et le linge clair qui l’enveloppe.

L’attitude et les traits de l’Enfant Jésus, et le rapport de proportions entre Son corps et celui de Sa Mère, rendent plus tendre l’image du Rédempteur.

L’opposition entre les vêtements d’apparat, les armes et les pièces d’orfèvrerie que présentent les Mages, et les humbles vêtements de la Sainte Vierge et de saint Joseph, évoque les sentiments d’humilité qui inspiraient la doctrine des Evangiles.

Dans toute la crèche règne une ambiance de tranquillité.

Dans l’extériorisation des sentiments, on ne note ni excès ni violence ; et la lumière, sans grands contrastes, baigne suavement cette scène, muette mais éloquente, d’espérance et de paix.

Une douceur ineffable entoure les personnages qui vivent un moment sublime de foi et de gloire céleste.

Celui qui a étudié l’œuvre de Gregório Lopes et défini sa personnalité artistique, en voyant l’Adoration des Mages de l’église française, reconnaît immédiatement, dans cette œuvre maîtresse de la peinture portugaise du XVIe siècle, les caractéristiques propres, impossibles à confondre, tant du style que du procédé de l’illustre peintre du roi Jean III[6].

On peut comprendre que l’auteur de la note publiée dans le catalogue de l’exposition de Paris ait eu du mal à distinguer la manière de cet artiste très personnel de celle de ses deux collaborateurs, en l’espèce Cristovão de Figuereido et Garcia Fernandes, « immédiats héritiers de Francisco Henriques et de Jorge Afonso », peut-être par méconnaissance de l’œuvre de notre peintre. Mais celui qui étudie ces œuvres depuis de nombreuses années n’hésite pas sur leur attribution, et peut la soutenir en toute certitude.

Si la composition du panneau présente un équilibre qui dépasse celui de n’importe quel autre tableau de ce même artiste, par la combinaison et l’harmonie des valeurs plastiques et chromatiques, même si d’autres tableaux possèdent certaines caractéristiques qui expliquent les qualités supérieures qu’on observe dans la conception de celui-ci, les modèles des personnages et le dessin des vêtements, le style des motifs architectoniques et ornementaux des objets et accessoires, la disposition de la masse chromatique, le modelé des carnations et des tissus, la manière d’éclairer principalement les petites figures des plans plus éloignés, tout cela, outre d’autres aspects plus subtils, caractérise la sensibilité et l’esprit, le goût et la facture de Gregório Lopes.

Ainsi, les modèles de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus sont très semblables à ceux d’autres peintures comme celle de l’Adoration des bergers dans la série de Santos-o-Novo. La posture de saint Joseph dans le coin inférieur droit du tableau et son bâton transversal sont les mêmes dans La Naissance de saint Jean Baptiste (cf. le personnage de Zacharie) du Museu Nacional de Arte Antiga[7] de Lisbonne, et dans la Circoncision, postérieure de quelques années, du même musée. La tête du Mage au costume sombre, et agenouillé, rappelle celle du panneau Saint Paul et Saint Antoine ermites, de la série des « Arcos », également conservée au musée de Lisbonne. Le détail des mains du Mage agenouillé – mains arrondies, aux doigts longs et au petit doigt un peu écarté – se retrouve également dans la figure du Prêtre de la Présentation au Temple de l’église principale (« matriz ») de Santa Iria de Azóia, du roi Jean III dans Notre-Dame de Miséricorde, à Sesimbra, et du saint Jean l’Evangéliste, dans le Calvaire de l’église de la Miséricorde de Abrantes. Les vêtements lourds et froissés du Mage du premier plan sont courants dans la plupart des tableaux de Gregório Lopes, et, parmi les exemples les plus typiques, je distinguerai ceux des divers personnages du Jugement dernier du MNAA de Lisbonne, et ceux de Judas dans la Dernière Cène de l’église Saint-Jean Baptiste de Tomar. Les turbans portés par les petits personnages des plans éloignés de cette Adoration des Mages se remarquent aussi dans de nombreuses peintures de diverses périodes de la carrière de Gregório Lopes. Parmi ceux qui se rapprochent de notre panneau, je mentionnerai ceux de la Mise au tombeau de la série de Santos-o-Novo, de la Décollation de saint Jean Baptiste de Tomar et de Salomé présentant la tête de saint Jean Baptiste à Hérode.

Les motifs architectoniques et les bas-reliefs Renaissance qui ornent de nombreuses œuvres du peintre johannin[8], aussi bien dans les plans rapprochés que dans les plans éloignés, sont plus fréquents dans les deux dernières années de sa vie, et présentent davantage d’affinités avec l’Adoration de l’église française, entre autres les panneaux de L’Adoration des bergers de la série de Santos-o-Novo, de la Rencontre de sainte Anne et saint Joachim à la Porte dorée (MNAA), de L’Adoration des bergers (église de la Miséricorde d’Abrantes) et du Miracle eucharistique de saint Antoine (église de la Miséricorde de Tomar).

Les épées et les vases que les Mages présentent sont les exemples les plus sompteux dans l’œuvre de Gregório Lopes. On ne peut les comparer, s’agissant du style, qu’à celles des Adorations du musée de Lisbonne. Très caractéristique de cet illustre peintre est encore la manière d’illuminer les petites figures qui s’agitent aux derniers plans, comme dans les panneaux du Christ au Jardin des oliviers de la série de Santos-o-Novo, et de l’Adoration des Mages du MNAA.

Ces affinités avec l’œuvre de Gregório Lopes étant établies, et confirmée l’attribution à cet important artiste, voyons maintenant à quelle période de sa carrière a été exécutée la splendide Adoration des Mages qui se trouve en France.

Lorsque j’ai commencé à étudier, il y a près de trente ans, la peinture portugaise du XVIe siècle, la connaissance de l’œuvre du célèbre peintre du roi et de son évolution était incomplète et, sous certains aspects, contradictoire : non seulement on ne savait pas grand-chose sur une grande partie de son activité avant 1530 et après 1540, mais on confondait son travail avec celui d’autres maîtres et de leurs collaborateurs. Mise à part l’œuvre, identifiée, exécutée entre 1536 et 1539 pour la Rotonde du couvent du Christ à Tomar, tout au plus se contentait-on de critiques stylistiques, précaires et discutables, par manque d’éléments comparatifs.

Trois voyages effectués alors à travers le pays m’ont permis d’étudier et de documenter directement quelques dizaines de peintures du XVIe siècle inconnues. En outre, en établissant des comparaisons entre les œuvres identifiées avec certitude, des détails dessinés au pinceau, et des panneaux réalisés en collaboration, j’ai pu définir la personnalité, à plusieurs titres séduisante, du plus illustre maître des retables de l’église de Ferreirim[9], commandés à Cristovão de Figueireido ; et ainsi de récuser les attributions arbitraires.

C’est ainsi que non seulement j’ai reconnu l’importance du travail de Gregório Lopes dans le retable du Paraíso, antérieur à 1530, quand toutes les caractéristiques de sa manière personnelle n’étaient pas encore affirmées, mais que je suis parvenu à établir la chaîne évolutive de l’œuvre du maître, profondément altérée, dans la technique et dans le style, pendant la dernière décennie de sa vie, c’est-à-dire entre 1540 et 1550.

Au cours de cette période, le peintre aimable et gracieux de la Cour, du luxe et de l’ostentation, se transforma en imprimant à ses œuvres une marque moins conventionnelle, plus libre, plus décontractée, plus plébéienne. En s’inspirant, de préférence, de motifs populaires, Gregório Lopes réalisa alors la série pittoresque de la Miséricorde d’Abrantes, les curieux panneaux de la Prédication de saint Jean Baptiste, de la Circoncision et de l’Adoration des Mages, exposés au musée de Lisbonne (MNAA) et du mouvementé et très impressionnant Miracle eucharistique de saint Antoine, que j’ai découvert au couvent de Tomar.

Indépendamment des qualités indispensables d’intuition, de visualisation et d’esprit critique, seul le contact direct et fréquent avec les œuvres d’art permet à l’historien de la peinture de reconnaître l’auteur, sa sensibilité, sa spiritualité et sa main. C’est comme l’intimité constante avec les personnes, et la connaissance de leur répertoire de gestes et d’attitudes, qui permet d’identifier ce qui, à distance, ne se discerne pas.

C’est bien pourquoi l’historien étranger, qui vit ailleurs et parcourt notre pays en quelques mois, ou même en quelques années, même s’il possède d’excellentes qualités naturelles et d’appréciables connaissances de la spécialité, comme le prestigieux Emile Bertaux ou le non moins estimable Martin Soria, ne parvient pas à se familiariser avec la manière intime de nos peintres anciens. D’où les erreurs commises et les synthèses déficientes sur lesquelles ils ont bâti leurs travaux sur l’art portugais du XVIe siècle. C’est encore pour cela que la notice rédigée par Michel Laclotte et publiée dans le catalogue de l’exposition de Paris est hésitante, et traduit des doutes qui n’ont pas lieu d’être.

Sur le même thème que le tableau de l’église française, nous connaissons d’autres panneaux des trois périodes entre lesquelles j’ai partagé le travail de Gregório Lopes : 1520-1530, la série du Paraíso ; 1530-1540, celle du retable de Santos-o-Novo ; et 1540-1550, un tiers, appartenant, comme les autres, au MNAA de Lisbonne.

En raison des affinités qu’il présente avec d’autres œuvres, les plus notables et les plus représentatives de Gregório Lopes, je dirai que l’Adoration des Mages qui se trouve en France est de la deuxième période, brillamment terminée avec les séduisants panneaux du Couvent du Christ et de l’église de Saint-Jean Baptiste de Tomar.

traduit par Mireille Perche (2006)


[1] Luís Reis-Santos (1898-1967), professeur d’université, historien et critique d’art, avait commencé par des recherches sur les moyens scientifiques dans l’examen des œuvres d’art, en utilisant des techniques comme les rayons X, les rayons infra-rouges et la lumière rasante dans la peinture. Ces travaux le conduisirent à visiter divers pays européens, spécialement la France et les Flandres, où il rassembla du matériel sur la production artistique des XVe et XVIe siècles. Au Portugal, grâce à son activité de chercheur dans le domaine du patrimoine mobilier, il fut nommé, en 1944, conservateur adjoint des Musées portugais. Il devint, en 1951, directeur du Musée Machado de Castro, charge qu’il exerça simultanément, à partir de 1953, avec celle de professeur d’Histoire de l’art à l’Université de Coimbra. Ses travaux ont apporté une contribution décisive à l’historie de la peinture portugaise et flamande des XVe et XVIe siècles. NDT.

[2] Article paru dans Colóquio. Revista de arte e letras, 42, février 1967, p. 21-24.

[3] Bernard Van Orley (1491-1542, Bruxelles). NDT.

[4] Michel Laclotte, « L’Adoration des Mages », dans Le XVIe siècle européen. Peintures et dessins dans les collections publiques françaises. Exposition au Petit-Palais. Octobre 1965-Janvier 1966, Paris, Réunion des musées nationaux, 1965, p. 297.

[6] D. João III, le Pieux (1521-1557), fils de Manuel Ier (NDT).

[7] MNAA. Nous utiliserons ensuite cette abréviation (NDT).

[8] Joanino : du règne de Jean III, période artistique et style répertoriés dans l’histoire de l’art portugais (NDT).

[9] Localité près de Lamego, au Nord du Portugal (NDT).

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