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Le Grand @telier de Lisbonne
21 octobre 2011

L’ADORATION DES MAGES DE GREGÓRIO LOPES

BSA tabl avec cadre

L’ADORATION DES MAGES DE GREGÓRIO LOPES

DANS UNE EGLISE FRANCAISE

par Mireille Perche

1. Histoire du tableau : une énigme

Sur la cinquantaine d’oeuvres attribuées à Gregório Lopes[1] peintre du roi sous Manuel Ier puis Jean III, toutes conservées dans les collections portugaises, un tableau fait exception, une Adoration des Mages, qui se trouve en France, en Ardèche, dans l'église de Bourg-Saint-Andéol...

Comment cette oeuvre est-elle parvenue jusqu’à l’église française[2] ? Tout ce qu’on sait aujourd’hui, c’est que le panneau a été donné à l’église, à la fin du XIXe siècle, par le député local, car c’est ainsi qu’il figure à l’Inventaire de 1906. Le tableau est ensuite resté accroché dans le transept nord de l’église jusqu’aux années 1950, sans que quiconque s’étonne de son origine portugaise, ni ne conteste son attribution erronée[3].

En 1950, un érudit local et collectionneur repère le panneau et publie un petit article dans le bulletin paroissial : « Fortuitement vient d’être découvert à Bourg-Saint-Andéol un tableau important du transept nord de l’église, qui avait jusqu’ici, croyons-nous, passé inaperçu». Il le compare à « une Adoration des Rois d’un autre peintre portugais, au musée national de Lisbonne [...] S’il nous semble de facture légèrement postérieure, certains détails rappellent si étrangement le tableau de Bourg-Saint-Andéol que l’on serait tenté de l’attribuer à Lopez. En effet, la tête et le décolleté de la robe de la Vierge, la coupe de cheveux et la garde d’épée du mage agenouillé, la tête et la barbe du vieux mage semblent identiques, copiés peut-être »[4]. Cette description renvoie à l’évidence au retable de la chapelle du Salvador de S. Francisco da Cidade, peinte vers 1520-25 par Gregório Lopes, avec Jorge Leal.

Trois ans plus tard, en 1953, une certaine Odette de Mora Simões, originaire de Bourg-Saint-Andéol, profite de son séjour à Lisbonne pour montrer une photo du tableau à D. Maria José de Mendonça, conservatrice au Musée national d’art ancien[5]. Cette dernière juge l’information suffisamment importante pour la diffuser publiquement[6]. La spécialiste n’hésite pas et déclare à sa visiteuse française qu’« il s’agit indubitablement d’un primitif portugais et très beau, probablement de l’école de Évora ... »[7]

À l’été 1957, le tableau quitte momentanément l’église pour l’exposition d’Art sacré ancien, au Musée des Beaux-Arts de Valence (Drôme), où on le choisit comme sujet pour l’affiche.

Dix ans plus tard, l’historien d’art portugais Luis Reis Santos, qui connaissait déjà l’oeuvre pour en avoir vu, disait-il, une photo[8], tombe par hasard sur le tableau au cours d’une visite de l’exposition Le XVIe siècle européen, à Paris, au Petit Palais[9]. Pour lui il n’y avait pas d’hésitation possible : « Celui qui a étudié l’œuvre de Gregório Lopes et défini sa personnalité artistique, en voyant l’Adoration des Mages de l’église de Bourg-Saint-Andéol, reconnaît immédiatement, dans cette œuvre maîtresse de la peinture portugaise du XVIe siècle, les caractéristiques propres, impossibles à confondre, tant du style que du procédé de l’illustre peintre du roi Jean III »[10]. Reis Santos date l’œuvre de la fin de ce qu’il appelait la « deuxième période » du peintre, soit entre 1530 et 1540>[11].

La dimension du panneau (presque carré, puisqu’il mesure aujourd’hui 129 cm de haut et 125 cm de large) laisse penser qu’il s’agissait probablement d’un panneau de retable ; si on le rapproche des retables dits du Paraíso (1520-30), dont les panneaux mesurent 124 x 87 cm, ou de Santos-o-Novo (1540), où l’Adoration des mages mesure 135 x 122, on constate que les dimensions sont similaires>[12]. En l’absence d’analyse du support, on ne peut pas savoir si le panneau n’a pas été retaillé pour être encadré, car le cadre, magnifique, certainement d’origine portugaise, est bien postérieur à la peinture : « Encadré à la mode espagnole du XVIIe siècle, avec une ordonnance d’enroulements en manière de cartouche, dominés d’une tête d’angelot ailé qu’accostent deux angelots présentés en termes, sous vernis général noir et or »[13].

On peut laisser courir l’imagination : le panneau aurait fait partie d’un retable, dont les autres éléments auraient disparu, détruits par le tremblement de terre, ou dispersés avant ou sans doute après l’extinction des couvents de 1834. Il aurait été encadré tardivement pour passer ensuite aux mains d’un Français en voyage au Portugal auprès de qui Auguste Broët, riche notable bienfaiteur local, l’aurait acquis avant d’en faire don à son église.

2. La vie du peintre

Si la place de Gregório Lopes dans l’histoire de l’art au Portugal est importante, c’est bien sûr en raison de la qualité de son oeuvre. Mais c’est aussi parce qu’il occupe une position charnière entre la période où le travail d’atelier sous influence flamande est prépondérant et le moment où le métier de peintre s’individualise sous l’action d’une culture humaniste qui commence à émerger.

Malheureusement, toute tentative de rassembler des éléments biographiques sur ce peintre se heurte depuis un siècle à l’absence d’archives. Aujourd’hui, on ne dispose pas d’éléments autres que ceux que Sousa Viterbo a exploités en 1903>[14]. Aucun écrit contemporain, aucune correspondance ; quelques récapitulatifs de commandes, de rares factures de pigments, d’huile ou de bois du Nord, des traces de transactions immobilières qui rendent compte de paiements en réaux ou en muids de blé ; une poule annuelle, aussi, en complément du loyer de la maison ... On ne sait ni quand ni même où il est né, même si on peut déduire des quelques documents dont on dispose qu’il a dû voir le jour vers 1490[15]. On ne sait même pas de quoi il est mort ; on sait seulement que sa veuve a reçu une pension et qu’il a été enterré dans l’église de São Domingos, grâce à la transcription de sa pierre tombale par Félix da Costa Meesen en 1696 : « Ci-gît Gregório Lopes, chevalier de Saint-Jacques, peintre de Sa Majesté le Roi et de ses héritiers »[16]. Aucune trace de l’homme Gregório Lopes.

Ce n’est pas avec aussi peu d’indications qu’on peut se représenter une personnalité artistique, évaluer un niveau de culture et de connaissances, en théologie notamment, encore moins une vision du monde. D’où viennent la thématique et l’iconographie de ses tableaux ?[17] Des commandes, bien sûr, mais aussi de son maître Jorge Afonso, d’autres peintres plus âgés que lui et dont il a « recopié » les modèles, ou de ses lectures ? Comment échappe-t-il à la condition d’artisan ? À l’époque, le meilleur moyen était de devenir un peintre « savant », un doctus pictor, en se montrant soit historien, soit théologien.

On peut tout juste imaginer qu’en tant que peintre du roi, puis comme chevalier de l’Ordre de Saint-Jacques, il a côtoyé les puissants[18]. Car on sait que Manuel Ier l’avait nommé peintre du roi et que Jean III, en 1522, l’avait confirmé dans cette charge[19]. Cependant, faute de correspondance privée, on ignore tout de ses rapports avec ses commanditaires, de leurs exigences, autres que de délais ou d’argent, du degré de confiance qu’ils lui faisaient.

Pourtant, la question des dates et des conditions de la commande est fondamentale quand on veut comprendre les influences.

On sait, grâce à un acte notarié, qu’il a acheté une maison en 1513, à côté de l’église de São Domingos, à Lisbonne. On sait aussi qu’il a été marié à la fille de Jorge Afonso, peintre du roi Manuel Ier, auprès de qui il s’est formé, et qu’il a eu au moins deux fils et deux filles. On sait enfin que sa maison était contiguë à celle de son beau-père, et qu’il avait installé son propre atelier dans ce même quartier à partir de 1520.

Sa carrière se développe après 1518, date à laquelle il entreprend, avec Cristóvão de Figueiredo et Garcia Fernandes, la décoration du plafond de la cour d’appel de Lisbonne (disparue dans le tremblement de terre de 1755).

En 1520, le Grand Maître de l’ordre de Saint-Jacques de l’Épée de Palmela lui confère le grade de chevalier de l’Épée,,;, privilège considérable pour un artiste : c’est la preuve de son prestige social. Cela lui vaudra la commande de plusieurs œuvres, en particulier le retable de l’église des Comendadeiras Espátarias de Santos-o-Novo et celui de l’église de la Miséricorde de Sesimbra. Quoique peintre du roi, sa pension n’est pas considérable : 5000 réaux par an, soit deux fois moins que Nicolau Chanterene et huit fois moins que Francisco de Arruda. Maigre compensation : en 1531, le roi l’autorise à aller en mule, aux frais de la cassette royale[20].

En 1525[21], il termine le retable de la chapelle du Sauveur du couvent de São Francisco de Lisbonne, couramment désigné par « Série de São Bento », qu’il a exécuté avec Jorge Leal[22]. On y discerne encore l’influence dominante de l’atelier de Jorge Afonso et, surtout, les traces du travail collectif.

De 1525 à 1534, il travaille entre Braga, Coimbra, Vila Franca et Algés[23]. Parce que le panneau de La Mort de la Vierge porte une date, on pense qu’autour de 1527, il travaille au retable de l’église du Paraíso, à Lisbonne. Il est vraisemblable que c’est vers 1530 que João de Barros, un noble humaniste « feitor » en Flandres, lui commande une Présentation de Jésus au Temple, pour Santa Iria de Azoia[24].

En 1533-1534, nous le retrouvons en train de peindre, avec ses collaborateurs Cristóvão de Figueiredo et Garcia Fernandes, le retable du monastère de Ferreirim (Lamego)[25]. Par la suite, l’atelier de Lopes prend son autonomie. C’est aussi le moment où l’activité de peintre va s’individualiser, sortir du travail collectif.

Entre 1536 et 1539 dans le cadre d’une réforme voulue par Jean III, il exécute, à Tomar, six retables pour les autels de la Rotonde, et six tableaux pour l’église de Saint-Jean Baptiste[26]. C’est aussi en 1536 que l’Inquisition s’installe à Lisbonne. Rien cependant dans l’oeuvre de Gregório Lopes ne permet de voir une relation entre cet événement et le travail du peintre.

Certains documents permettent de penser que, probablement en 1544, il a travaillé au retable – aujourd’hui disparu – des martyres de saint Quentin[27].

C’est en 1540 que les religieuses Comendadeiras de l’ordre militaire de Santiago lui commandent un retable[28] pour leur nouvelle église de Santos-o-Novo, à Lisbonne, au bord du Tage. Son appartenance à l’ordre emportait en effet certaines obligations, notamment de décoration des bâtiments, couvents et églises de l’ordre.

En 1544, le cardinal D.Henrique lui commande un programme pictural pour les trois autels de l’église du nouveau couvent du Bon Jésus de Valverde, près de Évora[29]. Ces panneaux – Adoration des bergers, Calvaire, Résurrection – seront sa dernière commande documentée.

Il meurt en 1550 et est enterré dans l’église de São Domingos à Lisbonne.

3. Que voit-on ?

BSA tableau entier

L’Adoration des Mages de Gregório Lopes de Bourg-Saint-Andéol est certainement une des plus subtiles et des plus raffinées parmi les cinq ou six qui lui sont attribuées attribuées[30]. C’est sans doute aussi la dernière. Rien d’étonnant à ce que ce peintre du roi en ait produit plusieurs : le thème de l’Épiphanie et les personnages des rois mages servirent à Manuel Ier – comme à beaucoup d’autres - pour affirmer sa puissance[31], et de nombreuses Adorations des Mages furent donc peintes ou sculptées durant son règne. Les commandes se poursuivirent sous Jean III.

L’observateur de l’Adoration de Bourg-Saint-Andéol est d’emblée frappé par l’impression de calme, de douceur et de quiétude qui se dégage du tableau. Reis Santos le remarquait déjà en 1967 : « Dans toute la crèche règne une ambiance de tranquillité. Dans l’extériorisation des sentiments, on ne note ni excès ni violence ; et la lumière, sans grands contrastes, baigne suavement cette scène, muette mais éloquente, d’espérance et de paix»[32]. L’effet est renforcé par l’opposition entre le premier plan, où règne la sérénité et le second, où domine une agitation déjà toute maniériste. Comme souvent, Gregório Lopes délimite le sujet, puis laisse la bride sur le cou à son imagination. Le premier plan rassemble les cinq protagonistes que la tradition exige (six avec l’Enfant Jésus)[33], de gauche à droite : Joseph, Marie qui tient l’Enfant sur les genoux, le roi le plus âgé agenouillé et les mains jointes, le roi d’âge mûr qui tend à Jésus une coupe emplie d’or et de bijoux, le roi noir, le plus jeune, debout, un encensoir dans la main droite.

Dans le fond se joue une autre scène, où l’agitation s’oppose au calme du premier plan. Gregório Lopes, en dramaturge qu’il est, met en scène le récit dans un flash back au rythme accéléré[34]. On y voit l’escorte des rois s’éparpiller dans le désordre tumultueux de cavaliers qui peuvent enfin mettre pied à terre après une longue route.

4. La scène principale : Pax hominibus...

Ce qui frappe au premier regard, c’est la sobriété et la rigueur de la composition du premier plan. Alors que les contemporains encombrent leurs tableaux de toutes sortes de détails, Gregório Lopes va à l’essentiel, avec la fermeté caractéristique de son discours pictural. Cinq personnages seulement, dans un cadrage resserré, davantage que dans ses autres oeuvres.

Comme souvent, la scène se passe dans un lieu qui évoque un palais en ruines, dont il reste les pilastres décorés de grotesques, les arcades et une colonne tronquée, le marbre et la pierre du sol[35]. Le toit est ouvert et les trois poutres de bois effondrées au dessus des arcs témoignent de la pauvreté du lieu de la Nativité[36]. La symbolique est d’autant plus claire qu’elle est traditionnelle : le pavement ébréché et descellé, ainsi que les ruines de l’arrière-plan, comme toujours chez Gregório Lopes, figurent la décadence de la civilisation antique, que Jésus vient renouveler.

Dans l’Adoration "française", la composition est incontestablement plus « pensée » que dans les autres[37]. Reis Santos l’avait déjà noté : « Le personnage de la Vierge avec l’Enfant Jésus sur les genoux et celui de saint Joseph, tous deux assis, celui des deux Mages agenouillés et du Mage debout, composent, dans la partie inférieure gauche et au centre du premier plan du panneau, un demi-cercle inscrit dans un losange dont les côtés sont formés par une ligne imaginaire qui relie les têtes des saints et des Mages, et, en bas, les obliques du bâton de saint Joseph et de l’épée, en partie couverte par les opulents vêtements du Mage agenouillé tout proche de l’observateur »[38].

L’action du premier plan est centrée sur le groupe formé par la Vierge et l’Enfant que les Rois viennent adorer, et que le peintre éclaire de manière subtile[39]. En y regardant de plus près, on identifie deux scènes bien distinctes : d’abord, le groupe qui occupe la gauche du panneau, composé de la Vierge, de l’Enfant, de saint Joseph et du roi âgé, qui, selon la tradition, se tient le plus près de l’Enfant et se prosterne en signe d’adoration. On reconnaît, dans la scène et la manière de la rendre, la fameuse « sérénité » dont parle Reis Santos. La facture est classique, tant dans la palette chromatique que dans le dessin ; le rouge du manteau de Joseph, le bleu de celui de la Vierge, un outremer délavé, particulièrement délicat et le vert sombre de celui du roi âgé sont à peu près ceux de tous les autres tableaux. On retrouve ici ce qui fait l’originalité de Gregório Lopes par rapport à ses contemporains : sa palette est riche et variée, proche de celle du Saint Sébastien de Tomar, les couleurs sont vives et contrastées, la pâte est compacte, épaisse[40]. Gregório Lopes manie le pinceau avec une agilité caractéristique[41].

5. Deux rois maniéristes

Brusquement, sur le côté droit de la scène, qui attire irrésistiblement le regard, le trait s’emballe, la palette se transforme, formant un tableau dans le tableau. Sans pour autant que la composition en soit dérangée, une scène secondaire occupe la partie droite du premier plan, avec le roi d’âge mûr, agenouillé au centre à droite du panneau, et le plus jeune, le magnifique roi noir qui se tient debout à l’extrême droite. Gregório Lopes fait preuve d’une inventivité chromatique sans équivalent dans son oeuvre : les vêtements luxueux, dont les manches à crevés suivent la mode de la cour, sont dans des couleurs inattendues, audacieuses, irisées, jaune acidulé, rose framboise et bleu aigue-marine ; l’orientalisme est mis en évidence par le turban (qu’on retrouvera dans nombre de ses œuvres). La masse et le tombé des draperies, dont les plis, qui envahissent l’espace visuel, montrent la richesse, la nonchalance affectée des personnages, notamment du roi noir, évoquent la maniera la plus pure. On ne peut pas ne pas penser aux Italiens, tant pour les couleurs que pour la volumétrie des vêtements[42]. Plus encore, la vibration de la moire dans les plis des vêtements fait de Gregório Lopes un peintre de la lumière et de la touche.

BSA2 rois man

Gregório Lopes, en représentant un roi noir dans la plupart de ses œuvres, se contente de suivre la tradition. Quoi qu’en aient auparavant écrit les théologiens, qui avaient précédé les peintres, il avait fallu attendre 1470 et Memling pour trouver le premier roi noir dans la peinture[43]. Il était pourtant établi que l’Épiphanie est une révélation universelle, adressée à « tous les peuples de la terre », et que les trois rois Mages représentaient les descendants des trois fils de Noé. La tradition les fera ensuite symboles des trois âges de l’homme (jeunesse, maturité, vieillesse), des trois continents (Europe, Afrique et Asie), des trois races (blanche, jaune, noire). Les Portugais avaient pourtant de l’avance sur les autres Européens : à la recherche du royaume du Prêtre Jean, ils étaient entrés en contact dès 1488 avec le royaume chrétien d’Éthiopie, et avaient développé des relations commerciales avec l’Afrique[44]. Mais ils n’avaient pourtant pas été les premiers à peindre un roi noir[45].

Chez Gregório Lopes, le roi noir n’a rien d’un Africain de la côte mozambicaine. La morphologie de son visage est proche de celle d’un Blanc, dont la peau ne serait que particulièrement foncée. Il a les yeux clairs ; le nez est fin, long et droit[46] : il est d’une beauté exceptionnelle. Le roi noir de l’Adoration de Santos-o-Novo, qui est au musée de Lisbonne, s’il a la peau plus sombre, a le même nez droit et la même barbe que celui du tableau de Bourg-Saint-Andéol. Les turbans, eux, sont identiques. Les traits aigus du personnage le font ressembler à un Éthiopien, ce qui n’aurait rien d’étonnant étant donné que les Portugais, au moment où Gregório Lopes est actif, commerçaient déjà depuis un demi-siècle avec l’Éthiopie[47].

BSA roi noir 3

Dans le tableau de Bourg-Saint-Andéol, le roi noir prend de l’importance car il assure la transition entre le premier plan et les fonds. Debout à droite du tableau, sa figure imposante et exotique occupe plus des deux tiers de la hauteur, faisant ainsi contrepoids à la pression des fonds. Il est debout conformément à la tradition, qui fait de lui un roi jeune, luxueusement vêtu et qui se tient à l’écart. Sa figure, qui joue le rôle très italien de figure-repoussoir, assure le lien entre l’espace de la scène religieuse et celui de la scène du monde « réel », en créant de la profondeur. C’est ce que Louis Marin qualifiait de « figure de bord », qui aide le spectateur à entrer dans le tableau et lui suggère comment regarder ce qui est à voir.

6. Le peintre du roi

Le roi noir tient l’encensoir. Toujours selon la tradition, le roi d’âge mûr offre la myrrhe, le roi âgé présente l’or[48], dans des pièces d’orfèvrerie magnifiques qui, comme leurs épées, sont richement ornées de motifs de grotesques qui rappellent le « premier maniérisme d’Anvers »[49], Van Scorel ou Van Orley. Dans la peinture nordique, très influente à la Renaissance portugaise, les cassettes et les vases étaient de plus en plus précieux, dans le but de mettre en valeur les chefs d’oeuvre de l’orfèvrerie locale. Gregório Lopes, qui peint des pièces d’orfèvrerie toutes plus sophistiquées les unes que les autres, avait certainement appris la technique de son maître Jorge Afonso[50].

BSA calice

Dans l’Adoration de Bourg-Saint-Andéol, le ciboire contient à la fois des pièces de monnaie[51] et des bijoux (l’Enfant Jésus est même saisi en train de jouer avec un médaillon dont la chaîne est encore dans le calice). L’Enfant qui joue avec le médaillon, dont une des faces est bien visible, est à la fois un bébé ordinaire, qui joue avec tout ce qui brille, et aussi le Christ-roi qui, en prenant l’or dans sa main, accepte l’offrande, le tribut traditionnel, le signe d’allégeance, démontrant par ce geste qu’il est le « roi des cieux » : « Devant Lui se prosterneront les Éthiopiens, et ses ennemis lécheront la terre. Les rois de Tharsis et les îles lui offriront des présents; les rois d'Arabie et de Saba apporteront des dons ; et tous les rois de la terre l'adoreront », comme le prédit le Psaume 71 (72).

BSA Enfant J

Sa charge de peintre du roi obligeait Gregório Lopes à produire une certaine quantité de tableaux, et aussi à célébrer chaque fois que possible la puissance du roi et la magnificence de la noblesse[52]. C’est pourquoi il peint jusqu’au moindre détail les ornements et les vêtements pour faire valoir leur richesse. Les Adorations des Mages se prêtent tout particulièrement à cette exigence[53] : c’est le moment ou jamais de peindre des costumes de cour en les décorant le plus magnifiquement possible. Il y met tout son talent[54].

Quoique dans l’Adoration qui se trouve en France les costumes des rois mages soient moins opulents que dans celle du Paraíso, ils révèlent cependant leur position sociale. Dans L’Adoration de Santos-o-Novo, les vêtements étaient plus proches des vêtements de voyage que des habits de cour. Les rois portaient des manteaux taillés dans un drap semblable à celui du manteau de saint Joseph. Ici les tissus sont lourds, les plis cassent et on sent bien le tombé de la draperie, qui indique discrètement la qualité du tissu. Les bijoux, les épées et les cadeaux qu’ils apportent attestent leur richesse.

Le manteau de la Vierge est toujours à peu près le même chez Gregório Lopes, bleu bordé d’une frise de fil d’or rehaussée de perles. On le retrouve quasi identique chez son maître Jorge Afonso, dans la Vierge des douleurs de Quentin Metsys, qui est aujourd’hui au musée de Lisbonne, chez Van Orley, chez Van Scorel et plus généralement dans une tradition picturale qui traverse l’Europe du Sud au Nord[55].

BSA bordure robe Vierge

Les visages sont caractéristiques des modèles de Gregório Lopes, pour qui les femmes et les anges ont les yeux saillants, chez qui le visage ovale et arrondi de la Vierge offre un aspect marmoréen, d’une douceur exquise, et qui peint des mains aux doigts fins et délicats.

Pour Reis Santos, « les modèles de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus sont très semblables à ceux d’autres peintures comme celle de L’Adoration des bergers dans la série de Santos-o-Novo »[56]. Certes, dans L’Adoration des Mages de Santos-o-Novo, le visage de la Vierge est plus rond, alors qu’il est plus mince dans le tableau de Valverde. Les différences sont néanmoins faibles et on peut avancer que, chez Gregório Lopes, les Vierges jeunes (Annonciations, Adorations, Nativités) ont une morphologie identique. On peut se demander si le peintre travaillait avec un modèle vivant. Certains personnages, en effet, sont fort peu individualisés[57].

L’Enfant Jésus, lui, est sous-dimensionné, comme à peu près partout chez Gregório Lopes, qui ne devait pas avoir une très bonne connaissance ni de la nature ni de la morphologie enfantines. Le dessin est très proche de celui de son maître Jorge Afonso. L’Enfant du tableau de Bourg-Saint-Andéol porte un nimbe crucifère de facture semblable à celui du retable du Paraíso.

Dès 1967, Reis Santos avait insisté sur l’exceptionnelle douceur de l’expression du visage de la Vierge. C’est une des caractéristiques de notre peintre de pouvoir rendre, par le modelé et les teintes, la suavité ineffable de ce visage, légèrement incliné.

BSA têteVierge

Dabs le tableau de Bourg-Saint-Andéol, l’effet est à son maximum, en raison notamment de l’axe du regard de la Vierge. Dans l'Adoration de Santos-o-Novo, elle tient l’Enfant sur ses genoux et le présente, sans toutefois le regarder : les yeux sont dirigés vers le sol, dans une attitude modeste et religieuse. Sur le tableau de Bourg-Saint-Andéol, bien au contraire, elle semble tellement heureuse et fière de son enfant qu’elle paraît oublier les visiteurs. D’ailleurs, elle ne le « présente » pas : dans un geste très réaliste de mère possessive, elle « tient », et même « re-tient » le mouvement naturel d’un enfant qui, pour jouer avec ce qui brille, est prêt à se jeter sur un calice d’or. Bien sûr, elle a les yeux baissés, dans une posture imposée par la tradition mariale, mais si, à Santos-o-Novo, c’est une banale pose féminine, modeste et réservée, dans le tableau "français", elle « couve » son enfant du regard. La mère et l’enfant sont enfermés dans une relation privilégiée, qui les sépare des autres. Mais, au-delà du geste de la mère prudente et attentive qui empêche son bébé de toucher à des cadeaux de valeur, il faut lire l’attitude symbolique et visionnaire de la Mère de Dieu qui sait que l’Enfant va lui échapper[58], comme il le fera d’abord pour aller dans le Temple, parmi les docteurs, jusqu’à mourir sur la Croix et « retourner au Père ».

La comparaison n’est pas possible avec la Vierge de Valverde, car, comme il s’agit d’une Adoration des bergers et non des Mages, elle ne tient pas l’Enfant qui, dans ce cas, est posé sur son lit de paille. Mais le visage présente la même douceur, le même modelé, le même regard d’adoration attendrie.Le même souci d'élégance se retrouve dans le dessin des mains fines dont le petit doigt est détaché, caractéristique des figures féminines chez Gregório Lopes[59].

Dans la version de Santos-o-Novo, la lumière vient de la gauche et s’accroche sur le visage de la Vierge et le corps de l’Enfant ; seule autre tache de lumière : le jaune des vêtements des Mages. Dans la version de Bourg-Saint-Andéol, c’est la tête et les genoux de la Vierge, le corps de Jésus et le lange clair qui l’enveloppe qui accrochent la lumière, et celle-ci, « sans grands contrastes, baigne suavement cette scène »[60]. À la suite des peintres ganto-brugeois, Gregório Lopes utilise la lumière avec son immense et délicat savoir-faire, non pour projeter des ombres mais pour rendre la texture des objets.

Saint Joseph, comme souvent,se tient le menton entre les mains, et dirige son regard hors de la scène, dans l’attitude détachée et méditative traditionnelle[61] qu’on retrouve dans nombre de Nativités, de Saintes Familles ou d’Adorations des Mages. À partir du XVe siècle, cette posture indique souvent la mélancolie, mais elle peut aussi signifier la méditation. La proximité de ce saint Joseph avec le saint Jérôme de Dürer[62] est saisissante. Quant à la posture, notamment la façon de tenir le bâton, elle est proche du Joachim de la Naissance de la Vierge de 1535, MNAA).

BSA St Joseph 2 Joachim

de gauche à droite : saint Joseph (France) ; saint Joachim (Naissance de la Vierge, Musée de Lisbonne)

Dans le tableau de Bourg-Saint-Andéol comme dans l'Adoration des mages de Santos-o-Novo (MNAA), le visage de Joseph présente une morphologie et une expression semblables (yeux enfoncés, barbe, nez, cheveux, âge). Dans le retable de Valverde (musée d'Evora), le modèle est différent[63], le visage est plus allongé, le personnage prend ses distances avec la scène centrale, dans une attitude étonnée et admirative, ses mains sont jointes comme pour rendre grâces de la Naissance du Christ.

7. L’architecture comme cadre de la mise en scène

La scène qui se déroule au premier plan ne raconte qu’une partie de l’histoire : la fin, l’arrivée du cortège des rois. Le choix de composition que fait ici Gregório Lopes est subtil, et manifeste son entrée dans la modernité : le principe « gothique » de juxtaposition des lieux parcourus successivement par les figures, qu’on trouvait encore à Santos-o-Novo, à São Bento et même dans le retable du Paraíso, est abandonné au profit d’un subtil compromis entre l’arrivée du cortège et la scène même de l’Adoration. C’en est fini de la successivité « trecentiste » des scènes (le cheminement du cortège des rois à l’arrière-plan, voire le rappel de leur entrée à Jérusalem). Ici, l’ensemble de l’image est temporellement et spatialement unifié. L’unité de temps et de lieu est nettement posée. Si le cortège des rois mages se déroule à l’arrière-plan, ce n’est pas, comme la peinture européenne le faisait depuis Giotto, pour contenir toute l’istoria. Ici, le cortège « est déjà arrivé » ; Gregório Lopes organise la scène de manière vraisemblable : il est normal que la suite des rois demeure dans la cour et n’entre pas dans la crèche-palais. Cette fiction permet le raccourci.

Entre la scène de l’Adoration et cette multitude, un espace vide, sorte de galerie rectangulaire, délimitée par les deux arcades qu’on voit de face et une autre qu’on voit sur la gauche. Comme s’il fallait un espace de transition, respectant la séparation architecturale traditionnelle des églises des premiers temps, dans lesquelles les catéchumènes devaient se tenir dans l’avant-nef, et ne pas se mêler aux baptisés. Ici, il s’agit de séparer le tumulte du dehors et le recueillement du dedans, le cortège d’Infidèles qui accompagne les rois et les rois aux pieds du roi des cieux, les Maures dehors et les Chrétiens dedans.

BSA fond archi

Comme souvent chez Gregório Lopes, l’arrière-plan est aussi un tableau dans le tableau. Ici, plus qu’avec le théâtre, c’est avec le cinéma que l’analogie s’impose : le premier plan représente la scène religieuse, canonique. Le second plan montre l’arrivée spectaculaire du cortège, légèrement décalée dans le temps avec celle des rois. Plus encore que dans les oeuvres précédentes, le récit est mis en scène pour que le spectateur perçoive l’agitation et le tumulte de l’arrivée du cortège. Les nombreux cavaliers[64], enturbannés et armés de hallebardes se bousculent dans un espace étroit ; certains ont déjà mis pied à terre, d’autres s’apprêtent à le faire ; l’un des cavaliers, arrivé le premier, encore à cheval, prend appui sur son étrier gauche et se penche pour mieux voir la scène de l’Adoration. Sa curiosité évidente provoque et entraîne celle du spectateur. On croirait entendre le piétinement des chevaux et les exclamations des cavaliers. Cette soldatesque bruyante est aussi celle qu’on retrouvera au Calvaire. L’impression de mouvement est accentuée par l’inclinaison des arbres[65], tout au fond, qui plient sous le vent, vent qui souffle de gauche à droite et dont on perçoit aussi l’effet sur les étendards et les étoffes.

Dans le tableau de Bourg-Saint-Andéol, le talent de Gregório Lopes comme peintre du mouvement est à son apogée. Les figures du fond, contrairement aux personnages du premier plan, sont peintes rapidement, sans dessin préalable, à petits coups nerveux de pinceau. Certes, cette Adoration est l’oeuvre la plus « construite » de Gregório Lopes en termes d’architecture des fonds. Toutefois, l’ensemble de constructions, quoique très élaboré, est plus proche du décor de théâtre que du dessin d’architecture. L'escalier est surdimensionné, dans une mise en scène digne des peplums hollywoodiens. Là encore, la preuve semble faite que ce qui intéresse Gregório Lopes dans ce tableau, c’est le mouvement plus que la perspective.

Car on n’est pas à Florence : Gregório Lopes, comme les Anversois, sait ce qu’est la perspective, mais il est davantage préoccupé par la dramaturgie. Cela étant, il y a quand même une composition constructive : les lignes de fuite tentent de se rejoindre, sur une ligne d’horizon théorique ou en un seul point à droite. Les quelques carreaux sur le sol et les marques apparentes de pierres sur le mur derrière la Vierge, dont le tracé brouillé montre qu’il a été retravaillé, renforcent l’idée qu’il y a une volonté constructive.

Suivant l’exemple des Flamands, Gregório Lopes travaille sur la couleur en atténuant les tons en fonction de l'éloignement. Car ce qui compte ici, c’est l’opposition entre le premier plan et l’arrière-plan. Dans ce dernier, justement, la perspective est « atmosphérique », les personnages s’agitent avec leurs chevaux sur deux niveaux, sans que ces derniers soient précisément calculés. Les figures de devant sont simplement un peu plus grandes que celles du fond. Le niveau du sol est imprécis, voire impossible à discerner, on a même l’impression que l’homme qui sort de la maison (en haut à gauche), en tenant son cheval par la bride, est à l’étage ! On retrouve la même atmosphère, la même architecture, dans l’arrière-plan de la Pentecôte (MNAA).

cavalier à l'étage Pentecostes détail

Tableau "français", détail - Pentecôte, Musée d'art ancien Lisbonne, détail

Dans l’Adoration des mages de Santos-o-Novo, on observait aussi une tentative de perspective « atmosphérique », et les arcades et ruines étaient plus ou moins construites en partant d’un point situé à gauche, mais sans aucun souci de précision. Si dans l’Adoration des bergers de Valverde, on revient à une certaine centralité, dans tous les cas on demeure sous l’influence flamande.

La verticalité des lances rappelle celle des colonnes qui soutiennent les portiques. En dépit du caractère fantaisiste de l’architecture, il doit s’agir d’un caravansérail. Le bâtiment comporte deux étages reliés par un escalier extérieur, sur les marches duquel un groupe de personnages se tient étendu. L’entrée à l’étage est constituée par deux arcs cintrés et séparés par une colonne. Sans être vraiment en ruine, l’entablement commence à se dégrader.

Dans l’Adoration de Santos-o-Novo, le sol est fait de dalles de pierre blanche, un peu abîmées, à travers lesquelles se glissent quelques herbes folles [66]. Contrairement à l’Adoration du retable du Paraíso ou de S.Bento, où le sol est fait de pavés gris foncé tendant vers le marron, laissant également échapper quelques herbes. Dans le tableau qui se trouve en France, le sol est lui aussi fait de dalles de pierre claire, peu apparent cependant car à demi recouvert par les vêtements des personnages, comme si les carrés n’étaient là que pour que le spectateur perçoive la perspective et situe le point de fuite. Dans le tableau de Valverde, en revanche, alors que les colonnes sont celles d’un palais, le sol est plus rustique, de terre battue avec des cailloux çà et là. Mais dans l'Adoration qui se trouve en France, le goût de G.Lopes pour ce motif s’exerce de manière encore plus subtile, car il place les herbes dans les interstices des pierres qui composent les chapiteaux.

herbes sur chapiteau

Chez Gregório Lopes, plus on avance dans le temps, plus on trouve de grotesques dans les éléments d’architecture. On en repère déjà en 1535, dans la Pentecôte (conservée au MNAA). Puis sur les arcs des Adorations des mages et des bergers, comme à Santos-o-Novo et à Valverde. Dans l’Adoration "française", les arcs portent des grotesques en relief. On trouve même, comme dans l’Adoration de Valverde, ou la Dernière Cène de Tomar, à l’extrême droite du bâtiment, une affreuse colonne-balustre à la Diego de Sagredo [67].

colonne Sagredo

La marche vers le maniérisme réside dans l’architecture (du premier et peut-être surtout des seconds plans). Dans la plupart des Épiphanies de Gregório Lopes, on peut repérer les mêmes motifs repris du « premier maniérisme anversois », celui de Cornelis de Vos ou de Hans Vredeman de Vries. En revanche, dans celle qui se trouve en France les grotesques utilisées sont déjà différentes : les créatures fantastiques prennent de la force, les rinceaux et les enroulements sont plus prononcés[68]. Les corps de faunes sont peints en faux-relief, et les candélabres qu’on trouve sur les pilastres dans le retable de Santos-o-Novo ne sont pas repris.

grotesque

8. « Le diable est dans les détails »

Contrairement à la tradition, Gregório Lopes ne peint pas d’étoile dans le ciel. Ni d’anges. Au reste, il ne diffère pas en cela d’autres artistes : tout dépendait de leur niveau d’érudition[69]. Certains peintres étaient en même temps des religieux (Fray Carlos au Portugal, Fra Angelico en Italie) et leur compétence théologique guidait leur pinceau. Les autres peintres suivaient les consignes du commanditaire ou tout simplement la tradition, à commencer par celle de l’atelier dans lequel ils avaient été formés.

Gregório Lopes ne peint pas plus de dromadaires que d’étoile. On est porté à en déduire qu’il ne s’inspire ni de la Légende dorée, ni de ses prédécesseurs, Italiens ou Flamands, qui savaient que Jacques de Voragine avait insisté sur ces animaux, précisant, à la suite de saint Jérôme, que c’est grâce à la rapidité de leur course qu’ils avaient été choisis par les Mages. Pourtant, les Flamands n’oubliaient pas les dromadaires dans le cortège des mages. Les Adorations de Van Scorel (celle de Chicago mais surtout celle de Dublin, dont la dramaturgie est proche de notre tableau) en comportent.

Toute Adoration des Mages se doit de montrer une couronne posée sur le sol comme symbole traditionnel de l’hommage rendu par les rois à un roi plus grand qu’eux[70]. Gregório Lopes semble méconnaître cette symbolique : il a tendance à peindre les rois sans couvre-chef. Dans l’Adoration de Santos-o-Novo, le peintre se conforme à la tradition, encore que de manière métaphorique puisque c’est un chapeau et non une couronne que le roi dépose aux pieds de l’Enfant Jésus. Dans l’Adoration de S.Bento, le chapeau est tenu par un page. Dans le tableau de Bourg-Saint-Andéol, le roi âgé et le roi d’âge mûr, agenouillés, sont tête nue et on ne voit ni couronne ni chapeau posés à terre. Seul le roi noir porte un turban, ce qui le place à part. Notre peintre aurait-il tendance à concentrer son talent sur la mise en scène au détriment de la symbolique ?

Non, car on retrouve, dans notre tableau, une iconographie conventionnelle. Mais les éléments en sont assez originaux, voire éloignés de la tradition. Tout d’abord, les deux gros livres au pied de la colonne tronquée[71], au-dessus de la tête de saint Joseph. La référence à l’Ancien et au Nouveau Testament est sans équivoque. Tout comme l’est l’enroulement de lierre autour de la colonne, dont l’iconographie chrétienne fait l’emblème de la croix du Christ, du Christ lui-même et de l’immortalité de l’âme.

BSA colonne tronquée

Plus difficile à identifier est l’objet posé devant les livres... On discerne assez aisément un brin de romarin[72], ou de myrte, et une tache blanche, en éclats, d’un objet dont on verrait les brisures, plus probablement une lacune dans un repeint ultérieur. Le tableau a fait l’objet d’une dernière restauration en 1986-1988[73]. La photo prise avant cette restauration, qui montre le détail des soulèvements de la couche picturale, ne nous éclaire pas quant à la nature de l’objet non identifié. Un traitement infra-rouge serait indispensable pour discerner ce qui se trouve sous les couches de peinture.

Conclusion provisoire

L'Adoration des Mages de Gregório Lopes qui se trouve dans l'église de Bourg-Saint-Andéol est incontestablement une des plus belles oeuvres de l'artiste. Elle pourrait bien être une des dernières, voire la dernière, dans la mesure où, par bien des aspects, elle marque une claire évolution vers le maniérisme[74]. Par sa dimension, elle aurait pu faire partie d’un retable dont ce panneau aurait été le premier élément. Mais il est difficile de croire que la trace d’une commande comme celle d’un retable ait entièrement disparu. Même la commande des tableaux représentant les martyres de saint Quentin, dont il ne reste rien, est documentée[75]. En outre, si la mort avait empêché le peintre de poursuivre la tâche, il est vraisemblable que son fils Cristóvão, qui lui avait succédé dans la charge de peintre du roi dès 1551, l’aurait terminée, afin de satisfaire la commande. Souhaitons qu’apparaisse un jour un document permettant de résoudre cette énigme.

Mireille Perche (novembre 2008)

mireille.perche@gmail.com

 

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[1] La dernière recension des oeuvres a été faite par José Alberto Seabra Carvalho à qui on doit la plus récente et plus complète monographie sur le peintre (Gregório Lopes, Lisbonne, Edições INAPA, 1999).

[2] S’agissant des conditions dans lesquelles le tableau a quitté le Portugal, il vaut mieux écarter tout de suite les conjectures farfelues traditionnelles (Junot, Suchet, et les armées napoléoniennes), au bénéfice d’hypothèses plus vraisemblables : après l’extinction des couvents en 1834, les œuvres qu’ils contenaient ont été vendues à qui voulait bien les acheter ; celle-ci aurait été vendue à un amateur français en voyage au Portugal. La recherche est rendue encore plus difficile en raison du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et de l’incendie qui a suivi, qui ont détruit la Torre do Tombo, contenant les archives du royaume, le quartier de São Domingos où vivait Gregório Lopes et de nombreux monastères pour lesquels il avait travaillé. Par ailleurs, savoir d’où vient le bois ne servira pas à éclairer la commande : comme le prouvent les rares documents dont nous disposons, tous les bois qui composent les panneaux de Gregório Lopes venaient du Nord (la dernière feitoria de Flandres fut fermée en 1548).

[3] Aujourd’hui encore le cadre porte une plaque métallique en relief qui révèle une identification du XIXe siècle et attribue l’oeuvre à Grão Vasco : rien d’étonnant, car à cette époque on attribuait à Grão Vasco tous les primitifs portugais.

[4] Louis Bourbon, « Un tableau remarquable », La Voix de Saint-Andéol, septembre 1950, p. 3-4.

[5] Elle sera plus tard nommée à la tête du Musée.

[6] Comme l’indique la notice suivante : « 118 – 3 mars. Madame Maria José de Mendonça fait part de l’existence en France d’une peinture de l’école portugaise du XVIe siècle, représentant « l’Adoration des Mages ». Le panneau se trouve dans une église française, et M. Louis Bourbon, Conservateur des Beaux-Arts, a publié à son sujet un article dans le bulletin paroissial Voix de Saint-Andéol, de septembre 1950, dans lequel il rapproche cette peinture d’une « Adoration des Mages » attribuée à Gregório Lopes, existant au Musée de Lisbonne. » (Boletim do Museu Nacional de Arte Antiga, nº 4, vol II, 1953, p. 104).

[7] Voir en annexe le résumé de son expertise rédigé par Mme Simões.

[8] Vraisemblablement celle que D. Maria José de Mendonça tenait de sa visiteuse française.

[9] Il décrit sa découverte dans « Uma obra-prima de Gregório Lopes em França», Colóquio. Revista de arte e letras, 42, février 1967, p. 21-24. La notice du catalogue de l’exposition décrivant le tableau était rédigée par Michel Laclotte : « L’Adoration des Mages », Le XVIe siècle européen. Peintures et dessins dans les collections publiques françaises. Exposition au Petit-Palais. Octobre 1965-Janvier 1966, Paris, Réunion des musées nationaux, 1965, p. 297.

[10] Luis Reis Santos, Colóquio, op.cit., p.22.

[11] Cette datation mériterait d’être discutée, même si elle n’a pas intrigué les chercheurs qui ont étudié le tableau. Isabel Policarpo l’étudie dans sa thèse sur Gregório Lopes, dirigée par Vítor Serrão (Gregório Lopes e a "ut pictura architectura" : os fundos arquitectónicos na pintura do Renascimento português, Université de Coimbra, Faculté des Lettres, 1996). Elle va ensuite lui consacrer un article entier : « O quadro de Gregório Lopes em França no contexto das ‘arquitecturas pintadas’ », Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Actas), Lisbonne, Instituto José de Figueiredo, 1999, p. 133-147. Joaquim Oliveira Caetano le cite p.578 dans J. Serrão et A.H. de Oliveira Marques (coord.), Nova história de Portugal. Do Renascimento à crise dinástica, vol. V, Lisboa, Presença, 1999. Vítor Serrão reprend cette datation dans História da Arte Portuguesa. O Renascimento e o Maneirismo, Lisbonne, Editorial Presença, 2002, p. 128.

[12] J.A. Seabra Carvalho va même jusqu’à rapprocher la dimension du tableau qui se trouve en France avec les panneaux Naissance de la Vierge et Pentecôte (tous deux conservés au MNAA), 134 x 134 cm et 135 x 135 cm, qui d’après lui auraient pu faire partie d’un même retable (Gregório Lopes, op.cit., p.54, note 46).

[13] Louis Bourbon, Voix de Saint-Andéol, septembre 1950.

[14] Pour une chronologie précise et documentée, voir Emília Matos et Vítor Serrão, Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Actas), Lisbonne, Instituto José de Figueiredo, 1999, p.11-17.

[15] L’essentiel de la biographie de Gregório Lopes a été rapporté par José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, op.cit. Voir aussi Luis Reis Santos, Gregório Lopes, Lisbonne, Artis, [1954].

[16] « Aqui jaz Gregório Lopes, cavaleiro do Hábito de San Tiago, Pintor d’el-Rei Nosso Senhor e de seus herdeiros »[16]. La pierre tombale, disparue avec le tremblement de terre de 1755, se trouvait à côté des fonts baptismaux dans l’église de São Domingos. Cf. Félix da Costa Meesen, Antiguidade da Arte da Pintura, 1696.

<[17] Les gravures utilisées par les peintres portugais dans la première moitié du XVIe siècle étaient allemandes. Les modèles pouvaient aussi, bien sûr, provenir des collections de dessins des ateliers. Cf. Manuel Batoréo, Moda, Modelo, Molde. A Gravura na Pintura Portuguesa do Renascimento c. 1500-1540, thèse de doctorat, Université de Lisbonne, Faculté des lettres, 2005 ; et Maryan Ainsworth, « Diverse patterns pertaining to the crafts of painters or illuminators : Gerard David and the Bening Workshop », Master Drawings, 41/3, 2003, p. 240-265.

[18] Les usages de la cour lui sont de ce fait familiers. C’est grâce à cette familiarité que des oeuvres comme les Adorations des Mages, les Présentations au Temple, ou les Circoncisions sont de véritables documents en ce qui concerne les vêtements de cour, les pièces d’orfèvrerie, les armures et les attitudes corporelles des princes. Comme l’écrit Joaquim Oliveira Caetano : «Mieux que n’importe quel artiste de son temps, Gregório Lopes fut capable de transmettre l’atmosphère brillante (et futile) de la cour, la richesse des ornements et des objets, la galanterie gracieuse des gestes et des poses et la vie à l’intérieur des palais, et le rend dans les fonds architectoniques ‘ao romano’ et l’exubérance des armures et des pièces d’orfèvrerie Renaissance » (« Gregório Lopes », in Dalila Rodrigues (dir.), Grão Vasco e a pintura europeia do Renascimento, Lisbonne, CNDP, 1992, p. 361-362).

[19] Par lettre du 25 avril et moyennant le paiement d’une somme élevée, depuis janvier 1526, fixée en novembre 1524, de 5000 réaux et un muid de blé. Cf. Luis Reis Santos, Gregório Lopes, Lisbonne, Artis [1954], p. 6 et 7.

[20] Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Actas), Lisbonne, Instituto José de Figueiredo, 1999, p.13.

[ [21]Gregório Lopes et Jorge Leal avaient terminé à cette date puisqu’on avait appelé, pour évaluer leur travail, le peintre du roi Jorge Afonso et le peintre du Sénat Antão Leitão (cf. Vítor Serrão, « Mestres do retábulo de S.Bento (Jorge Leal e Gregório Lopes) », [Catalogue de l’exposition] Grão Vasco e a Pintura Europea do Renascimento, Lisbonne, CNDP, 1992, p.364.

[22] Cet ensemble, aujourd’hui au Museu Nacional da Arte Antiga de Lisbonne (MNAA), est constitué par la Visitation, l’Adoration des Mages, la Présentation au Temple et l’Enfant Jésus parmi les docteurs.

[23] Cf. José Alberto Seabra Carvalho, op.cit., p.17.

[24] Cf. Manuel Batoréo, « O painel Apresentação no Templo», Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Actas), Lisbonne, Instituto José de Figueiredo, 1999, p.111-122.

[25] Dont il reste une Mort de la Vierge et une Résurrection.

[26]Dont 3 seulement nous sont restés Le sermon de saint Antoine aux poissons, Le Martyre de saint Sébastien, La Vierge, l’Enfant et les anges, ces 2 derniers étant aujourd’hui au MNAA.Pour l’église de Saint-Jean Baptiste de Tomar, aujourd’hui toujours visibles dans l’église même, Abraham et Melchisédech, La récolte de la Manne, La dernière Cène, La Messe de saint Grégoire, Décollation de saint Jean Baptiste, Salomé présentant la tête de Jean Baptiste. Cf. José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, op.cit., p. 19, et p. 58-75.

[27] Cf. Sousa Viterbo, Notícia de alguns pintores portugueses, Lisbonne, 1907, p.107. Manuel Batoréo nous a indiqué la date : 1544.

[28] Composé de : Annonciation, Adoration des Bergers, Adoration des Mages, Jésus au Jardin des Oliviers, Mise au Tombeau, Résurrection, aujourd’hui conservés au Museu Nacional da Arte Antiga de Lisbonne.

[29] Cf. Manuel Branco, «A Fundação da igreja do Bom Jesus de Valverde e o Tríptico de Gregório Lopes», A Cidade de Évora, n° 71-76, 1988-93, p. 40-71.

[30] Toutes conservées au MNAA : retables de S. Bento de Xabregas (1520), de Salvador de S.Francisco da Cidade dite de S. Bento (1520-25), du Paraíso (1520-30), de Santos-o-Novo (1540). Il faudrait ajouter celle due aux fameux « maîtres de Ferreirim » et l’enluminure du Livro de horas de D. Manuel (c.87 v., vers 1520, Lisboa, MNAA) que certains auteurs lui attribuent.

[31] Selon Paulo Pereira, Manuel Ier s’était d’ailleurs fait représenter en roi mage dans le retable du Maître des Rois Mages (MNAA). Il évoque même « l’obsessionnelle représentation du roi Manuel Ier comme Roi Mage » (Paulo Pereira, « Armes divines : la propagande royale, l’architecture manuéline et l’iconologie du pouvoir », Revue de l’Art, 133, 2001-3, p. 47-56). Quoique l’Adoration "française" ait été peinte sous le règne de Jean III, le goût pour le sujet n’avait pas disparu pour autant.

[32] Luis Reis Santos, « Uma obra-prima de Gregório Lopes em França », Colóquio. Revista de arte e letras, 42, février 1967, p. 21-24.

[33] Évangile de Matthieu (2, 1-12), évangile du pseudo-Matthieu, protoévangile de Jacques, sources anciennes syriaques, grecques et arméniennes, et long commentaire de Jacques de Voragine dans la Légende dorée.

Matthieu, 2. 1-12. : « 1. Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand. Or, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem 2. et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu se lever son étoile et nous sommes venus nous prosterner devant lui. » 3. En apprenant cela, le roi Hérode fut pris d'inquiétude, et tout Jérusalem avec lui. 4. Il réunit tous les chefs des prêtres et tous les scribes d'Israël, pour leur demander en quel lieu devait naître le Messie. Ils lui répondirent : 5. « A Bethléem en Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : "6. Et toi, Bethléem en Judée, tu n'es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Judée ; car de toi sortira un chef, qui sera le berger d'Israël mon peuple"» 7. Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser à quelle date l'étoile était apparue ; 8. puis il les envoya à Bethléem, en leur disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant. Et quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que j'aille, moi aussi, me prosterner devant lui. » 9. Sur ces paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l'étoile qu'ils avaient vue se lever les précédait ; elle vint s'arrêter au-dessus du lieu où se trouvait l'enfant. 10. Quand ils virent l'étoile, ils éprouvèrent une très grande joie. 11. En entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie sa mère ; et, tombant à genoux, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l'or, de l'encens et de la myrrhe. 12. Mais ensuite, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin. »

Evangile arabe de l’Enfance : « Les Mages vinrent de l’Orient à Jérusalem – ainsi que l’avait prophétisé Zoroastre – portant des offrandes d’or, de myrrhe et d’encens. Certains prétendent qu’ils étaient trois, comme les offrandes, d’autres qu’ils étaient douze, fils de leurs rois, et d’autres enfin qu’ils étaient dix fils de rois accompagnés d’environ mille deux cents serviteurs ». C’est sur cette dernière donnée que se fondent à peu près toutes les Adorations des mages pour composer le cortège des rois.

[34] Voir aussi Isabel Policarpo, Gregório Lopes e a "ut pictura architectura", op.cit.

[35] Allusion canonique aux ruines du palais du roi David, dont la Vierge était réputée descendre.

[36] Selon les sources, un certain nombre d’éléments doivent figurer dans les représentations de l’Epiphanie. Le « logis », tout d’abord, souvent ensuite dénommé et représenté comme « chaumière », « cabane », voire « grotte ». La plupart des artistes traduiront le flou de la dénomination en représentant une habitation plus ou moins en ruines. Cela permet de donner à lire une symbolique de rupture avec l’ancien monde. Dans son Adoration des Mages peinte en 1504 (conservée à Florence, Offices), Dürer, en humaniste, place la « cabane » contre le mur d’un édifice antique en ruines, pour insister à la fois sur la continuité avec le monde classique et le renouvellement apporté par le christianisme. Gregório Lopes s’inspirera largement de Dürer et de Schongauer, dont les gravures circulaient à Lisbonne à la même époque. Cf. Manuel Batoréo, Moda, Modelo, Molde. A Gravura na Pintura Portuguesa do Renascimento c. 1500-1540, thèse de doctorat, Université de Lisbonne, Faculté des lettres, 2005.

[37] Les dimensions sont toujours comparables, surtout dans les trois Adorations qui nous intéressent : Santos-o-Novo : 135x122 ; tableau "français" : 129x125 ; Valverde, de même largeur, est plus haut 183x118, et le haut du panneau est arrondi.

[38] Luis Reis Santos, « Uma obra-prima de Gregório Lopes em França », Colóquio. Revista de arte e letras, 42, février 1967, p. 21-24.

[39] « ... et la lumière, sans grands contrastes, baigne suavement cette scène, muette mais éloquente, d’espérance et de paix », Ibid., p.22.

[40] Voir sur ce point l’intéressante étude technique sur six oeuvres de G. Lopes : « Estudo técnico-científico da Pintura », Estudo da Pintura Portuguesa. Oficina de Gregório Lopes (Actas), Lisbonne, Institut José de Figueiredo, 1999, p. 179-251.

[41] C’est ainsi que José Luis Porfírio (Pintura Portuguesa, Lisbonne, Quetzal, 1991, p.79) a pu parler d’escrita de pincel (écriture au pinceau).

[42] Même si rien ne permet d’imaginer la moindre communication entre les maniéristes italiens et Gregório Lopes. Reis Santos avait attiré l’attention sur les drapés des manteaux des rois mages, les rapprochant de la robe de la Vierge dans le Jugement dernier (MNAA) et du vêtement de Judas dans la Dernière Cène (Tomar).

[43] Le tableau du Prado, puis, quelques années après, celui de Bruges.

[44] La première ambassade portugaise en Ethiopie fut conduite en 1515 par Duarte Galvão, sous le règne de Manuel Ier.

[45] Memling, qui les avait devancés, avait fait école, notamment par le truchement des « maniéristes anversois » qui inspirèrent nombre de Portugais du début du XVIe. Encore que Grão Vasco avait fait oeuvre de pionnier en introduisant un Indien Tupinamba dans une Adoration des Mages vers 1501-1506.

[46] Cette remarque vaut pour Santos-o-Novo et le tableau "français" ; dans le retable du Paraíso, les traits du roi noir sont beaucoup plus négroïdes.

[47] On songe aux portraits présentés à l’exposition de photos au Musée du Jeu de Paume à Paris, « Les Boyadjian », 19 juin-2 septembre 2007.

[48] Symbolique royale pour l’or, religieuse pour l’encens, mortuaire pour la myrrhe. Voir Jacques de Voragine.

[49] Dans la première moitié du XVIe siècle, Anvers était le plus grand marché d’art d’Europe, c’est-à-dire du monde. Elle abritait des centaines de peintres et de marchands. Siège d’une importante « feitoria », les relations commerciales avec le Portugal étaient intenses. Des artistes comme Van Orley (Bruxelles, 1491- 1542) et Van Scorel (Utrecht, 1496-1562), précurseurs du courant maniériste, étaient connus à Lisbonne et leur influence sur Lopes est évidente.

[50] Dont l’Adoration des Mages de 1515, conservée au MNAA, présente trois pièces d’orfèvrerie très raffinées. Selon João Couto, « les structures ogivales ont continué à être utilisées au XVIe siècle, au delà du milieu du siècle. L’élégance des formes et la finesse des motifs rendaient ce style exceptionnel en ce qui concerne les oeuvres d’orfèvrerie » (A Ourivesaria em Portugal, Lisboa, Livros Horizonte, 1960, p. 101). On trouve aussi de splendides exemplaires dans la peinture de Francisco Henriques et surtout de Garcia Fernandes.

[51] A. Raczynski (Les Arts en Portugal, Paris, 1846) avait pu identifier les pièces de monnaie offertes par le roi mage de l’Adoration de São Bento comme des pièces frappées à l’effigie de Jean III. Dans le tableau qui nous intéresse, il est malheureusement impossible de se livrer à la même vérification.

[52] « ... il valorisait la richesse des costumes et des accessoires. Ce qui prouve la justesse de sa vision, dès lors que l’habillement n’a pas ici seulement valeur décorative mais est, avant tout, une caractéristique essentielle, la marque de la situation de pouvoir que ces personnages détenaient à la cour ». (José de Figueiredo, « Arte portuguesa primitiva. Gregório Lopes e a Infanta D.Maria », Lusitania. Revista de estudos portugueses, mars 1927, p. 10).

[53] La remarque vaut également pour les Mises au tombeau, où Joseph d’Arimathie et Nicodème portent de riches vêtements, et les Circoncisions où le peintre peut habiller le grand prêtre de brocart, donnant ainsi libre cours à son talent dans la reproduction des soieries.

[54] Avait-il lu João de Barros, dont Ropica Pnefma parut à Lisbonne en 1532 ? Et dont la classification des modes de peindre portait, assez cruellement : « Ceux qui aspirent à une position s’intéressent aux chiffons : tout leur savoir réside dans les armes sur les armes, les plis sur les plis, et les moyens d’éclipser autrui pour se mettre en lumière. » (João de Barros, Ropica Pnefma, vol II, Lisbonne, Instituto Nacional de Investigação Científica, 1983, p.77-78).

[55] Les Siennois du XIVe siècle, notamment Martini, puis Fra Angelico, les Italiens de la fin du XVe jusqu’à environ 1480, notamment Lippi et Pinturicchio.

[56] Luis Reis Santos, Colóquio, op.cit., p.22.

[57] Comme on en rencontre chez bon nombre d’Italiens contemporains (Pérugin, Raphaël, Léonard) la même « beauté idéale ».

[58] Luc 2, 48 : « A sa vue, ils furent saisis d'émotion, et sa mère lui dit : " Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ! ton père et moi, nous te cherchons, angoissés. " »

[59] Cf. Luis Reis Santos, Colóquio, op.cit. : « Le détail des mains du Mage agenouillé – mains arrondies, aux doigts longs et au petit doigt un peu écarté – se retrouve également dans la figure du Prêtre de la Présentation au Temple de l’église principale (matriz ) de Santa Iria de Azóia, du roi Jean III dans Notre-Dame de Miséricorde, à Sesimbra, et du saint Jean l’Evangéliste, dans le Calvaire de l’église de la Miséricorde d’Abrantes ».

[60] Luis Reis Santos,Colóquio, op.cit.

[61] Le saint Joseph assis, pensif, la main au visage, correspond à la formule syrienne de la Nativité, telle qu’on la voit décrite dans les ampoules de Monza. Cf. Millet, Recherches sur l’iconographie de l’Évangile, Paris, 1916, p.100.

[62] Peint en 1521 et conservé au Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne. Les rapports entre Dürer et les artistes portugais sont attestés (Cf. Manuel Batoréo, Moda, Modelo, Molde..., op.cit. ; et «Gravuras de incunábulos em pintura portuguesa manuelino-joanina », Uma Vida em História. Estudos em Homenagem a António Borges Coelho, Lisbonne, Caminho, 2001, p. 287-314). Reste à savoir si Gregório Lopes eut l’occasion d’utiliser certaines des gravures du maître allemand.

[63] Seul le Joseph de Valverde porte une auréole, cet unicum méritant d’ailleurs une étude spécifique. Pourtant, chez Gregório Lopes, comme chez ses contemporains, Jorge Afonso notamment, les nimbes et les auréoles sont d’une très grande précision, et tous identiques. Nimbe crucifère doré pour le Christ, enfant ou adulte ; nimbe doré simple pour la Vierge ; auréole formée de deux traits dorés parallèles pour tous les autres saints. On pressent le travail d’atelier.

[64] Les fameux « mille deux cents serviteurs » mentionnés par les Apocryphes.

[65] Gregório Lopes, comme de nombreux artistes, peint toujours les mêmes arbres, lauriers ou genévriers, qui se détachent avec précision sur le ciel. Preuve du travail d’atelier.

[66] Le goût des architectures envahies par les plantes vient de Flandres, par Jan Van Scorel et Marten van Heemskerck à leur retour d’Italie. Tous les peintres portugais de la première moitié du XVIe siècle s’en sont inspirés.

[67] Dans son traité, Medidas do Romano, publié en 1526, et dont la diffusion fut grande dans la Péninsule ibérique et notamment au Portugal parmi les oficiais mecânicos, Diego de Sagredo fournissait un répertoire décoratif destiné manifestement à encadrer peintures et sculptures.

[68] Ces grotesques, qu’on trouve dans la peinture anversoise de l’époque, trouvent leur source dans l’architecture, peut-être par le biais des architectes espagnols.

[69] C’est dans le Livre des Nombres (24,17) qu’on trouve la référence à l’étoile : « Un astre issu de Jacob devient chef. Un sceptre se lève, issu d’Israël ». Quant aux chameaux, c’est chez Isaïe qu’on les trouve : : « ... les trésors des nations viendront chez toi. Des multitudes de chameaux te couvriront, des jeunes bêtes de Madiân et d'Épha ; tous viendront de Saba, apportant l'or et l'encens et proclamant les louanges de Yahvé. (Isaïe 60, 5-6 )» . Jacques de Voragine reprend toutes ces références dans la Légende dorée.

[70] « ...des rois verront et se lèveront, des princes verront et se prosterneront, à cause de Yahvé qui est fidèle, du Saint d'Israël qui t'a élu. » (Isaïe 49-7).

[71] La colonne tronquée renvoie aux ruines du palais de David, et en même temps à l’Ancienne Alliance, que la naissance de Jésus vient renouveler.

[72] En Espagne et au Portugal, le romarin est associé à Noël : la tradition dit que les fleurs du romarin ont pris leur couleur bleue pour honorer la Vierge Marie au moment de la Fuite en Egypte. Dans la tradition chrétienne, on dit que le romarin vit 33 ans comme le Christ. Quant au myrte, il est aussi associé à la Vierge, dont il symbolise la pureté et l’humilité.

[73] Cette restauration, effectuée par l’atelier ARCOA, a consisté en nettoyage de la peinture, allégement du vernis, masticage des accidents, retouche picturale, vernissage de protection.

[74] Voir José Alberto Seabra Carvalho, Gregório Lopes, op.cit., p. 109 :« Il fut probablement le principal pilier de cette transition, dans la mesure où l’évolution de son oeuvre présente un équilibre sensible de transformation sans rupture entre une conjoncture manuéline et l’euphorie italianisante du second tiers du siècle ».

[75] Cf. Sousa Viterbo, Notícia de alguns pintores portugueses, Lisbonne, 1903, p. 107. Manuel Batoréo donne comme date 1544.


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Commentaires
P
Votre article est très intéressant et bien écrit. Je n'aurais qu'une réserve à propos de l'attribution (cf ma remarque sur vore traduction de l'article de Luis Reis Santos). En tout cas, je vous remercie de m'avoir rappelé ce tableau que j'ai pu voir in situ il y a quelques années déjà alors qu'il venait de rentrer des ateliers de restauration du Louvre (apparemment).
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